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énergie à vivre, et dépenser à la recherche du plaisir des forces qui, employées autrement, auraient pu enrichir toute la vie. Les prodigueurs de vie, pour me servir d’une belle expression de Mirabeau[1], qui se donnent à une grande cause, peuvent, tant que durera la vie, lui demander toutes ses ressources; elles seront illimitées, et l’énergie alors se recrute par sa dépense même, tandis qu’à ceux qui veulent asservir leurs jeunes années à des œuvres viles, la jeunesse fait impitoyablement défaut. Le but qu’ils se son proposé est atteint ; mais l’âme qui a pu y atteindre est décrépite. Aucune tentative n’est plus vaine que celle d’associer la jeunesse et la corruption : ou la jeunesse dompte la corruption, ou la corruption tue la jeunesse; mais les deux ne sont pas à la fois, ne peuvent pas être. Ce qui altère cette capacité de toute grandeur que Dieu a donnée en dépôt au jeune homme, c’est le penchant vers les biens positifs, sous quelque forme qu’il se montre. Les grandes erreurs, nées de la passion seule, de la passion aveugle, ébranlent parfois la jeunesse, mais en définitive la laissent debout. Ce qui l’anéantit, c’est ce qui est lâche ou ce qui est cupide, le sacrifice d’une conviction à une. crainte par exemple, ou la victoire d’un calcul sur un élan du cœur. Un des principaux traits du caractère anglo-saxon, c’est de savoir être jeune, et de dépenser ou, pour mieux dire, de bien placer sa jeunesse.

Le prétendu positivisme de l’Anglais ou de l’Américain est une de ces choses auxquelles le continent tient à croire, et il se révolterait à la pensée que le banquier de New-York ou le descendant du traditionnel « boutiquier » de l’empereur Napoléon est mille fois plus désintéressé et moins positif que l’habitant de n’importe quel pays du continent. Cela est cependant vrai. Pour savoir où en est le positivisme d’un peuple (j’adopte le mot comme exprimant le culte des biens positifs au détriment de celui des choses immatérielles), il faut voir non pas la quantité d’argent qu’il a, ni même l’âpreté qu’il met à en gagner; il faut voir ce qu’il en fait quand une fois il le possède. Il faut, avant tout, se poser cette question : l’argent est-il chez cette nation un plus puissant moteur que l’amour, ou bien l’amour a-t-il pour subordonné l’argent? Tout est là. Or il est d’une exacte justice de dire que dans la civilisation anglaise la puissance de l’argent est subordonnée à la puissance des affections, et cela dans toutes les classes. Non-seulement l’homme qui lui-même possède cinq cent mille francs ou un million de rente choisit la femme qui lui plaît, sans avoir égard à ce qu’elle possède, mais le père qui sait qu’à son fils aîné il va laisser une fortune colossale approuvera ce fils, s’il épouse quelque belle et vertueuse

  1. Le mot se trouve dans une lettre manuscrite de Mirabeau, conservée à la bibliothèque d’Angers. Elle est écrite à un de ses amis sur la maladie de la fille de celui-ci.