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lumières et la richesse. Les masses ont besoin d’exemple et d’enseignement. La puissance intellectuelle de la Russie se concentre dans les régions supérieures; le pouvoir n’a pas à compter, comme jadis en France, sur d’énergiques auxiliaires, sur les légistes, sur la bourgeoisie, sur la propriété roturière, qui ont tant contribué à faciliter le passage de la féodalité au monde moderne. Il est vrai aussi qu’il n’existe dans l’empire russe rien qui ressemble à la massive construction féodale ; le pouvoir du souverain, au lieu d’avoir besoin de s’étendre, gagnerait à se régler.

Quand les seigneurs cesseront d’user d’un droit absolu sur le peuple, une belle mission leur est réservée : ils devront le protéger et le guider dans la voie de l’émancipation intellectuelle, dont l’émancipation matérielle est le prélude. Pour éviter les abus d’une bureaucratie subalterne, la noblesse doit participer à la formation d’une administration locale ferme, éclairée et bienveillante, appelée à fonctionner non plus sous la forme oppressive du servage, mais sous la forme équitable de l’intérêt commun. Sir Robert Peel disait aux grands propriétaires de son pays : «Souvenez-vous que la propriété ne donne pas seulement des droits, qu’elle impose aussi des devoirs. » Que la noblesse russe se souvienne de ce sage avertissement, qu’elle maintienne, par l’empire des services rendus et de l’affection inspirée, les rapports de patronage formés naguère par la servitude. La réforme entamée par l’empereur Alexandre II a un côté moral qu’on ne saurait négliger pour arriver à surmonter les obstacles matériels : au lieu de se raidir contre une invincible nécessité, les propriétaires doivent comprendre qu’eux seuls peuvent accomplir sans péril l’œuvre de l’émancipation, destinée à les affranchir, eux aussi, d’une continuelle inquiétude. L’empereur Alexandre II l’a dit avec une haute raison : « Il vaut mieux que cette réforme vienne d’en haut que d’en bas, » et l’on ne doit s’occuper aujourd’hui que de l’accomplir « sous l’égide de lois également équitables pour tout le monde. »

Le programme du comité central d’émancipation a soigneusement déterminé les questions soulevées par le projet de règlement général sur la condition améliorée des paysans seigneuriaux, que les comités provinciaux doivent élaborer dans la première période de leurs travaux; mais il ne donne que des indications générales en ce qui concerne la seconde période, consacrée à la mise en vigueur du règlement approuvé par le tsar, et il se borne à une simple énonciation relativement à la troisième période, que les comités provinciaux doivent employer à l’élaboration du selskii oustav (ordonnance rurale). Ce ne sera pas la partie la moins importante de leur tâche, car on ne peut donner aux masses des droits et des pri-