Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/444

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

paysan sur la cabane et sur l’enclos, d’une indivision héréditaire à laquelle le rachat viendrait mettre un terme. Rien de plus délicat que cette matière, à laquelle il ne faut toucher qu’avec les plus extrêmes ménagemens, afin d’éviter une funeste méprise sur la portée de la mesure. La période de transition doit principalement servir à faire naître de nouvelles habitudes, à substituer des transactions librement consenties à l’empire de la contrainte servile.

Ici deux obstacles se présentent, et ils viennent tous deux d’une défiance extrême à l’encontre de la liberté. Que faut-il pour qu’il s’établisse un équilibre exact entre le travail et sa récompense? Il faut que le travailleur puisse se déplacer. Que faut-il pour que la terre obtienne un prix en rapport avec les ressources qu’elle fournit? Il faut qu’elle puisse passer sans obstacle de main en main. Or d’un côté les projets élaborés par le comité central prétendent assujettir la migration des cultivateurs au consentement de la commune et du seigneur, ce qui, on l’a vu, maintiendrait en réalité le krepostnoï pravo, et ferait dégénérer l’émancipation promise en une sorte de chimère. D’autre part, la terre, une fois allouée aux paysans, tombe dans le domaine de la commune; elle ne peut plus être réunie aux possessions seigneuriales. De cette distinction, que nous avons déjà rencontrée dans les provinces baltiques, naissent l’immobilité et la défiance; le propriétaire recule devant une concession qui change la nature de son droit sur la terre, et qui l’empêche de la reprendre quand les engagemens ne sont pas remplis; le paysan de son côté s’accoutume à regarder comme irrévocablement acquis ce qui ne lui appartient que moyennant la fidèle exécution du contrat. Le danger est bien plus grand encore, lorsque par crainte des exécutions individuelles on met en avant le principe de la solidarité communale, aussi bien pour les redevances envers l’état que pour les redevances envers les propriétaires. La facilité apparente que réserve cette garantie commune fait oublier qu’il s’agit de sortir du régime impersonnel qui a si longtemps engourdi toutes les ressources matérielles et toutes les forces morales du pays. Si la suppression du servage ne devait conduire qu’à une autre forme du communisme, il vaudrait mieux conserver l’état de choses actuel, car le régime patriarcal du seigneur est moins lourd que le régime oppressif et avide de l’employé (tchinovnik) vis-à-vis d’hommes que la négation du droit individuel maintient dans un état d’éternelle enfance. Si les serfs qu’on voudrait affranchir sans leur donner le principal attribut de la liberté ont besoin d’une tutelle, mieux vaut le patronage du propriétaire, qui doit aide et assistance aux malheureux, que celui de la bureaucratie; mais autre doit être le but de l’abolition du servage, si l’on veut à la fois servir le progrès matériel et l’élévation morale de la nation. Plus les institutions du passé entraînent l’or-