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faciliter au paysan les moyens de devenir propriétaire, rien de mieux, s’il lui faut pour cela autre chose qu’une convoitise avide, si, au lieu de s’emparer du bien qu’il désire, il doit l’acquérir. Il en comprendra mieux le prix et en tirera un meilleur parti quand la possession sera pour lui le fruit d’un effort libre, au lieu d’être le résultat d’une règle arbitraire, et quand il pourra profiter de l’impulsion que les hommes plus riches et plus éclairés sont appelés à donner; ceux-ci paieront en lumières ce qu’ils recevront en services.

Le rescrit impérial daté de Tsarkoë-Selo le 20 novembre (2 décembre) 1857 pose les premières bases de l’émancipation; il constate quel a été le point de départ de cette grande mesure. Des comités spéciaux institués dans les gouvernemens de Vilno, Kovno et Grodno, et composés des maréchaux de la noblesse et de quelques autres propriétaires, avaient été chargés d’examiner le règlement des inventaires[1] en vigueur dans ces provinces. Ces comités, au lieu de se borner à des termes moyens en réglant les conséquences de la servitude, demandèrent au gouvernement la permission de mettre fin à tous les arrangemens arbitraires, onéreux à la fois pour le seigneur et pour le paysan, en adoptant la mesure suprême de l’abolition du servage. L’empereur, « approuvant pleinement ces intentions comme étant conformes à ses vues et à ses désirs, » autorisa la noblesse des gouvernemens de Kovno, Vilno et Grodno à procéder à l’élaboration des mesures nécessaires pour la mise à exécution des projets des comités, pourvu que l’œuvre fût accomplie progressivement, afin de ne pas troubler l’organisation économique actuellement en vigueur dans les propriétés de la noblesse. Le rescrit ordonne aux gouverneurs des provinces de veiller à ce que les paysans restent soumis aux propriétaires et à ce qu’ils n’ajoutent aucune foi aux insinuations malveillantes et aux bruits erronés qui pourraient se produire. L’empereur pose comme bases de la réforme les conditions suivantes : « Le propriétaire conserve son droit de propriété sur toute sa terre, mais les paysans conservent l’enclos de leur habitation, qu’ils ont le droit d’acquérir en toute propriété, moyennant rachat, payable en un terme fixe; ils ont de plus la jouissance de la quantité de terrain nécessaire, selon les conditions locales, pour assurer leur existence et leur donner le moyen de satisfaire à leurs obligations envers l’état et envers le propriétaire. En compensation de cette jouissance, les paysans sont tenus soit de payer une redevance au propriétaire, soit de travailler pour lui.» Ces conditions furent exposées en détail dans une circulaire explicative du ministre de l’intérieur[2], et le rescrit impé-

  1. C’est-à-dire les rôles des prestations exigibles de la part des paysans.
  2. En voici les principaux passages :
    « I. L’abolition du servage des paysans ne doit pas être accomplie d’un seul coup, mais progressivement. A cet effet, les paysans doivent se trouver au commencement dans un état transitoire, c’est-à-dire plus ou moins affermis à la terre, et c’est seulement ensuite qu’ils entreront définitivement dans la condition d’hommes libres, lorsque le gouvernement les aura autorisés, à certaines conditions, à passer d’une localité dans une autre. Pour la durée de cet état transitoire, il sera nécessaire de fixer un terme, qui ne devra pas s’étendre au-delà de douze ans.
    «II. Conformément aux principes établis dans le rescrit impérial, les propriétaires conservent leur droit de propriété sur leurs domaines; mais afin d’éviter les dangers qui pourraient résulter pour la population agricole d’une vie errante et vagabonde, les paysans conserveront leurs enclos (ouçadebnaïa océdlost) qu’ils auront ensuite à acquérir en toute propriété au moyen du rachat dans un laps de temps à déterminer. En outre, afin d’assurer leur existence et de leur faciliter l’accomplissement de leurs devoirs fiscaux tant envers l’état qu’envers les propriétaires, il leur sera alloué, selon les localités, une quantité de terrain suffisante, dont ils paieront la jouissance au propriétaire soit par redevance (obrok), soit par travaux personnels. »
    La circulaire ministérielle définit ce qu’il faut entendre par l’enclos du paysan : « L’enclos du paysan (ouçadebnaïa océdlost) se compose de la maison ou cabane qu’il habite, avec la cour et les dépendances, et du potager avec tout le terrain compris dans l’enclos. » Elle indique les conditions auxquelles le paysan peut acquérir les droits de condition libre et de propriété de l’enclos; elle indique les principes qui doivent présider au partage de la terre en dehors de l’enclos, le mode d’après lequel les paysans jouiront de l’usufruit de la terre, etc. La police rurale reste dans les attributions du propriétaire. Les paysans doivent être divisés en communes rurales. L’administration des affaires de la commune et la justice communale sont réservées aux assemblées communales (mirskaïa skhodka) et à des tribunaux communaux composés de paysans et constitués sous la surveillance et après confirmation du propriétaire. La circulaire recommande, pour surveiller l’exécution des nouveaux règlemens et pour vider les contestations entre propriétaires et paysans, la formation de tribunaux de district; elle rappelle à ce sujet les procédés suivis dans les provinces baltiques, dont les précédens ont constamment été présens à la pensée du gouvernement. Elle interdit toute aliénation ou transfert des paysans séparément de la terre, et supprime la conversion de l’état de paysan en celui de chef personnel, à partir de l’époque où le règlement élaboré par les conseils provinciaux aura été confirmé par l’autorité, et mis en vigueur. En outre, les comités doivent indiquer les règles à suivre pour la levée des recrues, dont la désignation doit être réservée aux communes, sauf l’approbation des propriétaires. Ils doivent s’occuper aussi des moyens d’assurer l’alimentation publique et d’organiser le paiement régulier de l’impôt. La circulaire recommande à cette occasion des créations dont l’inefficacité et le danger ne sont cependant que trop éprouvés, en particulier les magasins de réserve, les cultures communes et la fondation des capitaux communaux. Enfin l’attention des comités est appelée sur les mesures indispensables pour propager parmi les paysans les élémens de l’instruction et la connaissance des métiers utiles, et sur les institutions philanthropiques destinées à venir en aide aux vieillards, à secourir les malades, etc.