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tivité humaine et le plus solide levier de la puissance morale, à la condition de représenter l’effort et le sacrifice.

Au moment d’aborder l’examen des mesures projetées en Russie à l’occasion de la suppression du servage, nous avions besoin de poser ces principes : ils nous mettront en garde contre tout ce qui, sous prétexte de relever le faible et de lui prêter assistance, ne ferait que le maintenir dans un état de déchéance morale ; ils nous serviront à déchirer le masque sous lequel les décevantes promesses d’un communisme plus ou moins mitigé tendraient à conserver le despotisme le plus dur sous les faux dehors de la liberté. La vieille maxime de droit : suum cuique tribuere, qui était comme un avant-coureur de la parole évangélique, suffit pour frayer la voie aux solutions justes, les seules qui puissent être utiles et fécondes. Le principal point en litige, c’est la possession du sol, car, on doit le dire à l’honneur du gouvernement russe et de la nation, la question est vidée en ce qui concerne l’émancipation de l’homme. C’est même ce qui donne aux débats engagés en ce moment un caractère particulier. L’acte de morale et de justice dont l’apparition lointaine excitait encore hier, l’ukase de 1842 le prouve suffisamment, tant de terreur, tout le monde en proclame l’indispensable nécessité. L’émancipation des serfs est désormais une cause gagnée sans appel; mais la servitude et le communisme agricole ont formé la clé de voûte du régime autocratique en Russie, de ce bâtiment dont, pour parler comme Montaigne, toutes les pièces sont si bien jointes ensemble qu’on ne saurait en déranger une sans que tout le reste ne s’ébranle. Avec la suppression du servage, ce n’est pas seulement un triste régime d’exploitation de l’homme qui finit; c’est un nouvel ordre de choses qui commence : novus rerum nascitur ordo. On ne saurait briser la chaîne qui a si longtemps rivé le paysan à la glèbe sans que, de proche en proche, un nouvel esprit ne pénètre toutes les couches sociales. D’autres devoirs vont naître pour le gouvernement à mesure que d’autres perspectives vont s’ouvrir pour la nation. La Russie va entrer dans une phase nouvelle de la civilisation; elle n’arriverait à rien de sérieux en faisant seulement table rase : si d’une main on détruit les abus, il importe que de l’autre on élève les garanties sans lesquelles il ne saurait y avoir ni liberté, ni propriété. La loi, dit Montesquieu, est le palladium de la propriété; si l’œuvre produite appartient à l’homme, parce que l’homme est maître de lui-même, un pouvoir tutélaire est nécessairement appelé à veiller à ce que chacun respecte ce qu’il doit aux autres, afin que les autres respectent ce qui est dû à chacun. Ce pouvoir se manifeste par l’exacte application de la loi, par la justice équitablement distribuée dans un état que vivifie une administration intelligente et probe, et que protège une police vigilante sans être oppressive.