Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/432

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gouverneur-général de ces provinces : on vit dans cette mesure l’intention d’étendre l’application du principe nouveau, en le greffant sur un élément différent. Peut-être l’orgueil russe fut-il blessé de cette assimilation; ceux qui affectent de se poser en patriotes exclusifs ont toujours témoigné beaucoup d’éloignement pour l’influence dominante de la noblesse des contrées qui, bien que réunies de longue date à l’empire, ont conservé une certaine teinte étrangère. C’était le sujet favori d’amères plaisanteries de la part des patriotes russes : l’un d’eux disait qu’à la première promotion il demanderait à être fait Allemand. Le vieux général Y... ne laissait échapper aucune occasion de manifester l’expression de son antipathie; un jour, plaignant le sort d’un général, russe d’origine, qui était attaché à un état-major rempli d’officiers courlandais et livoniens, il s’écria : « Pauvre homme ! il doit être bien ennuyé de se voir le seul étranger au milieu de tous ces messieurs! » C’est sans doute ces susceptibilités qui empêchèrent la Russie d’entrer plus tôt dans la voie que les provinces baltiques ouvraient aux autres régions de l’empire. C’était cependant pour celles-ci le cas de vouloir passer allemandes, afin de ne pas abandonner à des rivaux l’honneur exclusif de l’abolition du servage.

Deux hommes distingués par une haute position et par l’intelligence, le comte (depuis prince) Michel Voronzof et le prince Menchikof, furent animés de cette noble émulation. Ils formèrent une association de propriétaires décidés à donner la liberté à leurs paysans; des signatures nombreuses recommandaient ce projet, accueilli avec faveur par l’empereur Alexandre Ier; mais des alarmes habilement suscitées par des hommes puissans le firent ajourner. M. Tourguenef ne fut pas plus heureux dans ses généreux efforts : un mémoire sur l’abolition du servage, qu’il fit parvenir à l’empereur, avait produit une vive impression, et Alexandre dit en montrant un cachet sur lequel étaient gravées des abeilles autour d’une ruche : « C’était la devise de ma grand’mère, et c’est la mienne; j’ai déjà réuni quelques écrits sur l’esclavage, je choisirai dans ces projets ce qu’il y a de mieux, et je ferai quelque chose. » Ce vœu demeura stérile.

L’empereur Nicolas avait, lui, des idées trop arrêtées et trop entières pour aller au-delà de simples palliatifs destinés à maintenir le servage, en rendant le sort des serfs plus tolérable. Il aurait voulu donner à la production agricole une impulsion plus active, augmenter les ressources matérielles et développer les forces latentes de son vaste empire; mais, incarnation vivante du despotisme, il ne pouvait risquer de faire brèche à un système bâti tout d’une pièce. Aussi son règne devait-il s’épuiser en efforts impuissans pour relever la condition des paysans, alors que le seul moyen