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tion devient un vain mot, si elle ne donne pas la faculté d’abandonner la glèbe seigneuriale ou communale. L’immobilité à laquelle le serf est condamné forme l’essence même de la dure loi qui lui est faite.

Les devoirs du propriétaire consistent à procurer au serf un terrain suffisant, ou à lui faire apprendre un métier, une industrie quelconque, et à le nourrir en cas de disette[1]. C’est là ce qui fait dire à des seigneurs russes : « Nos serfs n’ont point de soucis, nous sommes chargés d’eux et de leurs familles; assurés du nécessaire, ils sont cent fois moins à plaindre que les paysans libres du reste de l’Europe. » Faut-il leur rappeler ce que pense le loup maigre de La Fontaine en apercevant le cou du chien dont il envie le sort?

……… De tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte!

Jusqu’à quel point ces devoirs sont-ils remplis? Il est difficile de le savoir, car le paysan ne peut ni porter plainte ni témoigner en justice contre le seigneur, de même qu’un fils ne peut témoigner contre son père. Aux portes mêmes de Pétersbourg, les abus les plus odieux n’appellent aucune répression. Un haut personnage, qui présidait encore récemment la commission chargée de présenter à l’empereur les pétitions et les plaintes de ses sujets, possédait une propriété du côté de Schlusselbourg. Son intendant, qui avait soumissionné une fourniture pour les travaux de chaussée, fit venir les paysans et leur proposa de s’en charger, à un prix inférieur, bien entendu. Ceux-ci y consentirent volontiers; mais quand, après avoir rempli leur engagement, ils se présentèrent pour recevoir de l’argent, l’intendant répondit qu’il l’avait remis au barin (seigneur). Les pauvres gens crurent à une supercherie; après avoir revêtu leurs beaux caftans bleus, ils se rendirent, leur starosta (ancien) en tête, chez le propriétaire, pour se plaindre de l’intendant et pour obtenir ce qui leur était dû. « On ne vous doit rien, répondit le maître furieux; rien ne vous appartient, tout ce que vous avez est à moi! » Et pour leur ôter l’envie de recommencer, il cassa le starosta, en nomma un autre, et fit administrer une rude correction corporelle à l’ancien chef et à ses adjoints.

Du moment où l’on se heurte contre l’arbitraire, on ne peut que rencontrer les plus grandes inégalités dans les résultats. Le propriétaire riche et éclairé fonde des hôpitaux, des écoles, des manufactures; il fait avancer l’industrie rurale et améliore la condition de la population. A côté de lui, le maître avide et dur écrase des malheureux sans défense. Quoi qu’en dise Sismondi, le blé revient

  1. Cette obligation devient quelquefois fort lourde. « Un seigneur disait qu’il donnerait volontiers la moitié de ses paysans à qui consentirait à nourrir l’autre moitié en temps de disette. » (Tourguenef, la Russie et les Russes, t. III, p. 41.)