sant ensuite à son gré l’ouvrier ou l’artiste. Un peintre distingué, M. Ch…ko, a dû, pour obtenir son affranchissement, payer 12,000 fr., qui lui ont été fournis en grande partie par des membres de la famille impériale. Arrivé à Pensa, M. de Haxthausen demanda un barbier : il vit entrer un jeune homme bien mis, d’une tournure convenable, qui le rasa, dit-il, avec une aisance toute française. C’était un paysan russe, à qui le seigneur de son village avait fait apprendre le métier de Figaro pour en retirer 175 roubles d’obrok. Aucun mode d’exploitation n’est interdit au propriétaire, pas même le plus odieux : le recrutement est une des attributions du maître, qui a le droit de livrer le serf comme recrue et de vendre la quittance de recrutement. Rien de plus déplorable que cette vente, qui résume les misères du servage personnel et l’arbitraire le plus révoltant. Quant au pouvoir disciplinaire, le seigneur l’exerce dans toute sa plénitude ; que dire en effet de la limitation dérisoire à quarante du nombre de coups de verges qu’il peut faire appliquer à la fois ? Le propriétaire sert d’intermédiaire dans tous les rapports entre l’état et les paysans, qui se trouvent placés sous une espèce de tutelle éternelle, comme les femmes d’après le droit romain. Cela simplifie singulièrement l’office de l’administration publique ; aussi le corollaire indispensable de l’émancipation, c’est une nouvelle organisation des agens de l’autorité. Là se trouve peut-être la pierre d’achoppement la plus périlleuse. On sait à combien d’abus donne lieu le régime des tchinovniks ; il faudra en multiplier le nombre, et si l’on ne trouve pas pour remplir des postes de confiance des hommes honnêtes et éclairés, si l’on ne relève pas leur position matérielle par un traitement convenable et leur position morale par des choix que l’opinion publique puisse approuver, le bénéfice de la réforme sera singulièrement compromis.
Le propriétaire répond de la régularité du paiement de l’impôt dû par les paysans, et cet impôt est fort lourd. Storch l’évalue à 1 rouble 86 kopecks (près de 8 fr. par âme). On connaît le dicton russe : « Le bien du trésor ne brûle point dans le feu et ne périt point dans l’eau. » Le fisc doit toujours gagner et ne peut jamais perdre, tel est le principe fondamental qui a tout dominé jusqu’ici, en vertu duquel le gouvernement est tout et les gouvernés ne sont rien. C’est ce principe qui entrave les rouages de l’administration, en organisant un contrôle minutieux et un vaste système de défiance ; c’est lui aussi qui a rivé le serf à la glèbe seigneuriale. Le paysan ne saurait quitter le lieu de sa résidence sans la permission du maître, qui répond de lui au fisc. Le droit d’aller et de venir est si naturel à l’homme, qu’on a tourné en ridicule le projet de l’inscrire dans les constitutions des peuples libres. Ce droit n’existe point pour le paysan russe ; on hésite même à le lui accorder aujourd’hui, en oubliant que l’émancipa-