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l’administration; il est le père et le tuteur des familles assujetties. Le paysan ne peut disposer de rien, ni faire de testament, ni passer de contrat que sous le bon plaisir du maître; il n’a point de droit civil à exercer, il lui est interdit de signer une obligation ou une lettre de change lorsqu’il fait le commerce. S’il achète un bien quelconque, c’est sous le nom de son maître; les maisons dans les villes portent sur un tableau la désignation du propriétaire : cela explique comment à Saint-Pétersbourg par exemple on voit de tous côtés de nombreux édifices sur lesquels se trouvent inscrits les noms de Chéremetief, de Kouchelef-Bezborodko, d’Orlof et d’autres riches seigneurs. Ce sont en grande partie des maisons construites ou acquises par d’opulens marchands, encore retenus dans les liens du servage. Le paysan seigneurial n’a d’existence civile que comme un appendice de la personne du maître, qui doit penser et agir à sa place; pour qu’il se marie, il lui faut le consentement du seigneur. Quand une paysanne passe d’un village dans un autre, il en résulte une atteinte au droit de propriété; aussi faut-il s’arranger avec le maître et obtenir une permission, qu’il n’accorde quelquefois qu’à beaux deniers comptans. Le prix varie suivant les localités : on a vu payer récemment le droit d’emmener une femme 70 roubles dans le gouvernement de Vitepsk, et le double, 140 roubles, dans le gouvernement de Tver.

Le sentiment moral est peu développé chez le paysan russe ; il ne connaît de la famille que la soumission aux ordres du père, mais il en ignore les joies et les devoirs. Un grand seigneur racontait à M. de Custine qu’un homme à lui, qui était venu exercer un métier à Pétersbourg, avait obtenu un congé de quelques semaines, qu’il désirait passer dans son village. « Es-tu content d’avoir revu ta famille? lui dit son maître au retour. — Fort content! répliqua naïvement l’ouvrier; ma femme m’a donné deux enfans de plus en mon absence, et je les ai trouvés chez nous avec grand plaisir! » Ces pauvres gens n’ont rien à eux, pas même leur cœur ! Privés de propriété, ils le sont aussi de sentimens plus délicats, d’affections plus douces, qui compensent les peines matérielles de la vie, car la propriété est le lien puissant de la famille. Une sujétion continuelle étouffe le sentiment de la personnalité; l’homme asservi s’habitue à tout reporter au maître, qui dispose des attributs de son existence. Le propriétaire a le droit de le faire travailler à volonté, pourvu qu’il n’aille pas jusqu’à « l’épuisement » des forces du serf: il peut aussi le louer comme ouvrier, excepté pour les mines; il peut fonder une fabrique en attelant le malheureux paysan à un labeur écrasant, et en l’enlevant à la terre pour l’employer à tout autre travail. Quelquefois le propriétaire met un garçon en apprentissage; il forme ainsi un capital vivant, qu’il utilise en impo-