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mais ceux-ci, au lieu d’être égaux, furent proportionnés à la fortune de chacun. Les paysans riches se trouvèrent plus largement dotés que les pauvres, ils reçurent jusqu’à trois ou quatre fois la part d’un paysan moins aisé ; mais aussi ils furent astreints à payer une quote-part triple ou quadruple dans la redevance seigneuriale. Il y en eut auxquels on attribua tant de terrain qu’il leur était impossible de le cultiver en entier ; ils durent en affermer une partie aux membres exemptés, en leur abandonnant la terre pour une somme de beaucoup inférieure à la redevance requise. On les imposait ainsi à raison de leur aisance relative. Quelque chose d’analogue se passe pour la bartchina (corvée), et pour l’obrok (le cens), réglés sur le tiaglo ; on aboutit à une sorte d’impôt sur le revenu, qui englobe les facultés productives et les ressources acquises. Les lots de terrain étant distribués suivant les forces présumées de chaque ménage et suivant le mobilier agricole dont il peut disposer, les redevances en argent ou en travail se trouvent réparties dans une proportion correspondante[1]. — Partout et toujours se rencontre la tendance à effacer l’individu, à empêcher le droit de propriété de s’établir parmi les serfs. M. Tegoborski reconnaît lui-même combien ce système de partage, avec les fréquentes mutations qu’il entraîne à mesure que la population d’un village augmente ou diminue, est préjudiciable à l’agriculture. L’incertitude de conserver longtemps et de laisser en héritage à ses enfans le terrain qu’il cultive rend le paysan indifférent à toute amélioration dont il ne pourrait tirer profit que dans un temps plus ou moins éloigné. L’absence d’un droit permanent au sol déprime la condition des paysans seigneuriaux aussi bien que celle des paysans de la couronne[2].

Quant au propriétaire, il est maître absolu dans son domaine, c’est un tsar au petit pied ; il prend quelquefois le ton et les allures du souverain. Rien de plus caractéristique que le langage tenu par un seigneur russe aux paysans d’une propriété qu’il venait d’acquérir[3] : « Écoutez, vous autres, ce que je m’en vais vous dire. Péné-

  1. Platon Storch, Bauernstand in Russland, p. 28.
  2. Tout en montrant combien le système du partage périodique nuit à l’agriculture, M. Tegoborski croit, lui aussi, que l’unité de la commune et l’égalité des droits de chacun de ses membres à une part proportionnelle du sol présentent le meilleur préservatif contre l’invasion du prolétariat et des idées communistes. Singulier moyen de se préserver de celles-ci que de les mettre en pratique ! Quant au prolétariat et au paupérisme, il suffirait, pour les restreindre, de ne pas contrarier par des mesures arbitraires l’exploitation régulière d’un pays où une immense quantité de terre fertile est encore vierge faute de bras, et où tout travailleur de bonne volonté trouve une occupation facile. Les gouvernemens d’Orenbourg, de Saratof et de Samara, dont la fertilité est connue, ne possèdent guère plus de quatre millions d’habitans sur un territoire deux fois plus étendu que celui de la Grande-Bretagne !
  3. Haxtbausen, t. II, p. 3.