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changement survenu après un intervalle de plus de vingt années. La différence la plus essentielle vient de la forme donnée au dernier recensement des serfs. Au lieu de ne tenir compte que des hommes, celui-ci comprend également les femmes dans le calcul des âmes; c’est comme un préliminaire de l’émancipation, qui doit asseoir la propriété sur une autre base, l’étendue du sol. Déjà de nouvelles formes légales ont été adoptées pour la vente des terres peuplées de paysans. On évite ce qui peut indiquer l’état de servage : ainsi, dans l’énumération des dépendances de la terre, les paysans sont mentionnés, non plus comme attachés à la glèbe, mais comme formant la population stable du domaine, inscrite à ce titre dans les rôles du recensement. Ces nuances ont leur signification; cependant les formes du langage trahissent toujours le fond des idées. On en citait récemment une preuve curieuse. Un des plus riches marchands de Saint-Pétersbourg, supposant que la noblesse cesserait d’avoir le privilège exclusif d’acquérir des terres peuplées, se proposait, disait-il, de profiter de la libération des paysans pour acheter quelques milliers d’âmes, tant l’idée de la possession des âmes est devenue inséparable de l’idée de la propriété.

Le nombre des propriétaires s’est fort peu accru dans l’espace d’une vingtaine d’années; quant aux serfs, le mode de leur répartition reste à peu près le même : les propriétaires aisés et riches possèdent environ les quatre cinquièmes du nombre total des âmes; mais beaucoup de fortunes sont obérées, plus de la moitié des paysans appartenant à la noblesse se trouvent engagés aux banques de la couronne pour une somme de 397,879,459 roubles, près de 1 milliard 600 millions de francs. Dans vingt-cinq gouvernemens, le nombre des paysans serfs attachés aux biens-fonds des particuliers n’atteint pas la moitié de la population masculine; il excède cette moitié dans vingt et un gouvernemens, et dépasse, dans sept gouvernemens, les deux tiers de la population mâle. Au nombre de ces derniers se trouvent les riches contrées de Nijni-Novgorod, Jaroslav et Kief.

Soit que le seigneur exige une redevance en argent (obrok), soit qu’il emploie à la culture de son domaine le travail des paysans soumis à la bartchina (corvée), un tel régime a les plus tristes résultats économiques. Rien ne limite l’arbitraire seigneurial dans la Russie proprement dite. Le propriétaire impose et modifie l’obrok à son gré; il choisit pour lui le meilleur sol, il peut agrandir son domaine, et par là augmenter le travail du paysan. Il en est autrement dans les anciennes provinces polonaises; des inventaires consacrés par l’usage, ou récemment introduits en vertu de règlemens émanés de l’autorité, y déterminent les obligations du paysan et consacrent d’une manière précise la nature et l’importance des