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II.

L’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands venait d’atteindre sa troisième édition, lorsque éclata la révolution de 1830. S’il y eut en France un homme dont cette révolution combla tous les désirs et toutes les espérances, cet homme fut certainement M. Thierry. Jamais, pour son compte, il n’avait cru à la possibilité d’une alliance réelle entre la liberté et la branche aînée de la maison de Bourbon ; jamais par conséquent il n’éprouva ces incertitudes, ces mouvemens d’entraînement et de légitime réaction qui agitèrent le parti libéral pendant les dernières années de la restauration. L’ensemble de ses idées pouvait même laisser supposer que la forme républicaine était celle qui répondait le mieux à ses goûts ; mais l’esprit de M. Thierry avait fait pour ainsi dire d’avance sa révolution de 1830, et quand cette révolution arriva, elle le trouva cherchant des tempéramens et des compromis entre ses propres opinions et les nécessités du temps. Personne n’applaudit au nouvel ordre de choses avec un plus complet désintéressement, car que pouvait faire la liberté pour un homme de lettres aussi indépendant que l’était M. Thierry, par nature, par goût, et aussi par le triste privilège de ses infirmités ? Lui qui voyait surtout dans cette révolution le véritable avènement de l’intelligence, il regretta cependant que le régime représentatif enlevât tout d’un coup aux lettres tant d’écrivains illustres qui marchaient comme lui « sur la pente du siècle. » Peut-être en effet fut-ce un malheur que les mêmes hommes qui, dans l’opposition, avaient si noblement revendiqué les droits de la liberté, n’aient pu se convaincre, par l’expérience d’une révolution, des dangers qu’elle courait, et de l’existence précaire que lui ménageait l’inconstance nationale. Éclairée du reflet terrible que laisse sur l’esprit une révolution accomplie par la force, peut-être l’étude du passé eût-elle servi d’épouvantail pour l’avenir. La littérature libérale fut presque muette pendant dix-huit années. La génération nouvelle n’entendit plus que des voix enhardies par l’ivresse de l’émeute, et tandis que les écrivains de la restauration attachaient à leurs idées l’impopularité naturelle du pouvoir, le champ resta libre à l’histoire passionnée et révolutionnaire qui préparait la révolution de 1848.

Pour M. Thierry, il avait, selon son expression, « fait amitié avec les ténèbres ; » son esprit suivait sa propre pente, sans prendre part autrement que par ses vœux à tout ce qui se passait autour de lui. Il n’emprunta donc que peu de chose aux préoccupations du moment. Il était arrivé à l’âge, hâté pour lui par la souffrance, où