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nouir chez eux dans un même temps les lettres, les arts et la liberté. L’histoire de la Grèce se lit dans tout ce qui est grec, et jamais il ne sera donné à l’homme de la rendre plus frappante qu’elle ne l’est dans les marbres mutilés du Parthénon, dans les harangues passionnées de Démosthène, dans les drames nationaux d’Eschyle ; jamais l’historien ne rapportera du plus long voyage à travers tant de restes magnifiques un souvenir aussi vivant que l’orbe des boucliers de Marathon, encore empreint sur le marbre jauni du temple de Minerve. Ici l’histoire restera toujours plus décolorée que les documens. Elle pâlira encore, si elle veut lutter avec la vie saisissante de l’Italie du XIIIe siècle, qui respire et palpite dans le poème de Dante, dans les fresques du Campo-Santo et les sombres palais guelfes et gibelins de Florence. On explique une histoire pareille, on ne peut plus la raconter. L’Europe septentrionale n’a pas eu au moyen âge une destinée si brillante. Aucun Homère n’a chanté les batailles de ses héros, aucun Dante n’a revêtu d’une poésie éclatante l’obscure théologie des Eddas, aucun Eschyle n’a porté sur la scène les vieilles légendes germaines et scandinaves. De grands siècles historiques ont été alors des siècles barbares pour les lettres et pour les arts ; la poésie était dans l’action, elle n’avait pas conscience d’elle-même, elle s’agitait au milieu d’un chaos dont elle ne pouvait soulever le poids, et qu’elle traversait à peine de quelques splendides reflets. C’est là pourtant qu’il faut retrouver l’enfance des peuples modernes.

Quel sera dans ce labyrinthe le fil conducteur de l’historien ? Devra-t-il, comme le demande M. Thiers, aiguisant et trempant solidement toutes les facultés de son intelligence, y porter une raison froide, un jugement mûr et réfléchi ? S’il le fait, il y demeurera enseveli, ou il en sortira armé d’énormes in-folios de dissertations ; c’est ainsi qu’ont fait Ducange, Mabillon et tant d’autres. Il y a autant de méthodes historiques qu’il y a d’états divers de la société. Certes, lorsque l’historien se trouve, comme M. Thiers, en face d’une masse énorme de documens qui l’écrase en même temps qu’elle l’éclaire, quand il a vécu dans les jours qu’il veut raconter, quand il a connu les acteurs de son drame, quand il vit des mêmes passions et respire pour ainsi dire le même air, alors il a d’avance le sens et la vie de son œuvre. L’histoire est faite ; il n’y a plus à peindre, il faut juger. Mais est-ce bien ainsi que s’offrent aux yeux de l’historien les neuf dixièmes de l’histoire du monde ? Plus on remonte dans le passé, plus le fleuve de la tradition s’amoindrit et se resserre dans ses rives : à trois siècles de date, ce n’est qu’un mince filet qui n’a plus de lit ni de rivages ; un peu plus loin, c’est la nuit. Si l’histoire de l’humanité était l’histoire de ses idées, alors elle pourrait se faire,