Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Et toutes les nuits vous lui portez à manger ?

— Oui.

— Ménine, lui dis-je gravement, prenez garde !… Vous l’aimez beaucoup !

— Lui ? répondit-elle en riant de son rire charmant, — et ce fut la dernière fois que je l’entendis rire, — lui, le pauvre garçon ! Je voudrais le tenir dans ma chambre depuis le soir jusqu’au matin, et lui faire tricoter des bas sans qu’il retirât les yeux de son ouvrage.

J’allai voir Blasion, qui me raconta son histoire. Elle était bien simple. Lors de son départ, les derniers mots de Ménine lui avaient causé un remords inexprimable. Il se reprochait sa dureté, et, incapable de supporter l’idée d’être tué et de ne la revoir jamais, il avait déserté. Après des peines et des dangers infinis, il était parvenu à regagner Panjas. Je l’engageai à quitter cette coume, où il était exposé au mauvais temps, et à se cacher dans la fenière, où nul ne soupçonnerait sa présence. J’étais destiné à éprouver de nouvelles surprises. Le soir, quand je montai dans la fenière, au lieu d’un fugitif, j’en trouvai trois. Janouet et Saint-Jean étaient revenus joindre Blasion. Ils avaient les traits amaigris, la barbe longue, et leurs habits dans le plus piteux état. Saint-Jean paraissait à moitié mort de faim, mais il était resté le même. Je n’en pus rien tirer, pendant qu’il dévorait le souper de Blasion, sinon qu’ils avaient la mauvaise chance, et que la gendarmerie était une institution bien ennuyeuse. Janouet avait le bras droit entouré de lambeaux de toile ensanglantés ; il ne mangeait pas, il se plaignait de la fièvre.

Le lendemain matin, Ménine, avertie par moi, monta dans la fenière, et pansa Janouet, qui ne voulut pas dire dans quelles circonstances il avait été blessé. Ce fut une semaine bien dure pour la vieille dame, qui vit son pain disparaître, comme si les fées s’en fussent mêlées. Elle commençait à espionner Ménine d’un œil méchant et sournois ; mais la drôle était fine, et ne put être prise en flagrant délit. Au bout de huit jours, un de nos hôtes disparut. C’était Blasion. Son ancienne maladie l’avait repris. Il était redevenu jaloux. Ménine, oubliant le passé, s’était montrée affectueuse et dévouée envers Janouet. Elle avait essayé de guérir cette âme et ce corps brisés, et, pour arriver à son but, elle avait peut-être laissé reprendre trop d’espérance à son malade.

Blasion partit un soir, déclarant qu’il allait se livrer aux gendarmes, qu’il serait fusillé le lendemain matin, ce qui ferait certainement rire Ménine. Le lendemain et bien des jours se passèrent sans qu’on entendît dire que Blasion eût été fusillé. Janouet reprenait des forces, et Saint-Jean paraissait impatient de partir. Il sortait quelquefois, et causait souvent avec moi. La conversation roulait ordinairement sur les habitudes des riches propriétaires et des