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tous les événemens de la vie sous leur bon côté et à ne prendre que ce qui lui convenait dans les paroles bonnes ou mauvaises qu’on lui adressait. Il se montrait pour Janouet bon, affectueux, presque tendre. Il lui donnait quelques leçons de violon et d’écriture, car Janouet avait toujours la main un peu lourde, mais il paraissait tenir par-dessus tout à lui apprendre l’escrime, prétendant que c’était une science excellente quand il s’agissait de dégourdir un jeune homme et de lui enlever la niaise timidité du paysan. Or la timidité était toujours le grand défaut de Janouet. Lorsqu’il revit Ménine pour la première fois, il devint rouge et confus, et au lieu de l’embrasser, comme il en avait certainement l’intention, il ne put que balbutier un bonjour dont la moitié lui resta dans la gorge. La drôle ne parut nullement émue ; elle répondit de sa voix un peu cavalière : « Bonjour, Janouet et la compagnie. » La compagnie, c’était Saint-Jean, qui la regarda fixement ; sans se laisser déconcerter, elle lui rendit regard pour regard, et fut la dernière à quitter la partie. Quant à Blasion, ce fut avec terreur qu’il vit arriver Janouet et son ami. Il ne douta pas qu’ils vinssent tout exprès pour lui enlever le cœur de Ménine. En conséquence, et sans demander aucune explication, il se mit à fuir avec acharnement la pauvre fille et à pleurer du matin au soir en piquant ses bœufs, car il appartenait à cette classe d’amoureux mélancoliques qui font de l’amour une chose lugubre et aiment à se tourmenter.

Cependant il faut reconnaître que son amour ne s’alarmait pas tout à fait à tort. Janouet avait confié à Saint-Jean qu’il était amoureux de Ménine, et celui-ci paraissait disposé à servir par tous les moyens possibles la passion de son ami. Bien souvent, alors qu’ils ne me croyaient pas si proche, je l’entendis gourmander Janouet au sujet de sa timidité, et essayer de lui donner un peu de courage. Celui-ci se mettait en campagne, fier comme un Espagnol, cherchant partout Ménine, et quand il l’avait trouvée, il commençait à trembler, sa langue demeurait épaisse, il poussait des soupirs ridicules. La drôle, qui voyait bien où le bât le blessait, se mettait à rire, ce qui déconcertait encore plus le pauvre garçon.

Saint-Jean, voyant que son élève ne faisait nul progrès et que, chaque fois qu’il l’envoyait au combat, Ménine le lui renvoyait toujours plus en déroute, résolut d’aborder lui-même la jeune fille et de lui faire entendre raison. Il la rejoignit dans le bois un jour qu’elle allait à la fontaine, et, après avoir causé avec elle de choses et d’autres : « Ménine, lui dit-il, vous n’êtes pas raisonnable. Vous savez à merveille que Janouet vous aime, et vous ne faites pas de lui plus de cas que s’il était le dernier des mendians ; cependant c’est votre maître. Il est jeune et tout aussi beau qu’un autre. Pourquoi n’avez-vous aucune pitié de lui ? pourquoi le laissez-vous souffrir