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placer derrière les ouvriers, les regardant d’un œil féroce s’ils s’écartaient une minute, et haussant les épaules quand elle les entendait rire et chanter. Elle ne les quittait que pour donner un coup d’œil à la soupe que Jeanneton, la grosse servante, ne préparait qu’en tremblant, car c’étaient des tempêtes terribles si les haricots choisis n’étaient pas de toute la pile les plus moisis, les plus creux et les plus écornés par les rats. Elle faisait elle-même les portions et nous examinait en silence et fixement pendant que nous mangions. Il fallait avoir un bon appétit pour que ce pain si durement reproché ne s’arrêtât pas dans la gorge.

J’étais parvenu à mettre le chaix du château en ordre, je ne mangeais pas extraordinairement, je ne courtisais pas la servante, j’avais gagné les bonnes grâces de la vieille dame, qui venait quelquefois, les jours de pluie, tricoter auprès de moi pendant que je rabattais les futailles ; mais mon plus grand ami, c’était Janouet. Le pauvre enfant avait alors près de douze ans. Fort et bien découplé pour son âge, il était sérieux et apathique. Comment avec une pareille mère un enfant eût-il pu devenir gai et expansif ? Quand il m’entendait chanter, il accourait auprès de moi, se blottissait dans un coin et marquait la mesure avec sa tête. Dans ses jours de grande hardiesse, il jouait avec mes outils, m’interrogeait sur les villes que j’avais parcourues, s’ébahissant à toutes les splendeurs que je lui dépeignais. Sa mère lui inspirait une terreur indicible, et il tremblait de tous ses membres lorsque, pendant nos conversations, elle apparaissait sur le seuil de la porte. Au commencement de l’hiver, on l’envoyait à l’école du village ; pendant l’été, il gardait les porcs comme le fils d’un simple métayer. Il passait une partie de ses journées dans les bois, mais il ne se liait pas avec les petits pasteurs des brebis. Il ne leur inspirait pas la même terreur que leur inspirait la vieille dame ; ils le gourmaient quelquefois, et les jeunes pastoures éveillées se moquaient de son air taciturne et endormi. En un mot, c’était une pauvre créature abrutie par la dureté et l’avarice de la mère, et qui, malgré son immense fortune, était digne de pitié, même pour un misérable comme moi.

Les choses étaient en cet état lorsque la grosse Jeanneton, qui avait amassé cinquante écus, jugeant qu’elle avait fait son temps de galère, songea à se marier ; il fallut la remplacer. La vieille dame hésita pendant quelque temps ; elle avait particulièrement horreur des personnes de son sexe. Elle me demanda si je ne saurais pas l’aider à faire la soupe et à soigner la volaille. Je déclinai l’honneur de ces importantes fonctions, et je parlai de la petite Ménine. En entendant prononcer ce nom, la vieille dame se cabra : « La fille d’une sorcière ! s’écria-t-elle, je ne veux pas d’une pareille engeance dans ma maison. » Cette tête de fer croyait aux sorciers. Quand on