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L’ancien écarteur du bon vieux temps ne ménageait pas sa vie et ne faisait pas de sa hardiesse métier et marchandise. Ce n’était pas un artiste sûr de ses feintes et les ayant étudiées depuis longtemps avec l’animal qui lui sert de compère. C’était un forgeron, un tonnelier, un terrassier, jeune, vigoureux, bien découplé, qui pouvait dans l’arène, si la chance tournait contre lui, recevoir un coup de corne dans le corps et y laisser la vie. Mais quelle gloire s’il triomphait ! Pendant toute la saison des fêtes, les camarades de village l’escortaient partout où il y avait course, et si, pour se dérober à ces honneurs, il se cachait dans la foule, son nom mille fois répété le forçait à sortir de sa nonchalance et à prendre sa part de la gloire et des dangers.

L’écarteur n’existe plus. Le mendiant s’en va. Partout, sur les routes, se dressent des poteaux qui interdisent la mendicité. Toutes les villes importantes ont des dépôts. La charité n’est plus une vertu, c’est une mesure administrative ; mais le jour où la mendicité sera interdite, même au fond de nos campagnes, que deviendront nos ménagères ? Qui leur apprendra les nouvelles ? qui fera leurs commissions ? Comment savoir que le loup-garou de Noël a commencé à faire son apparition ? Quel courtier employer pour échanger entre elles de la graine de carotte hâtive contre de la graine de chou de Milan ? Dans les fermes et les métairies isolées, le mendiant du pays, le mendiant connu n’est pas un importun ; c’est une visite, une distraction. Il arrive, les chiens aboient. Il s’arrête au seuil de la porte, d’une voix nasillarde il récite le Pater et reçoit un morceau de pain, un peu de soupe s’il y en a, un verre de vin s’il fait chaud, après quoi il s’en va ou il reste, selon que cela vous agrée ; mais une fois le Pater dit et l’aumône reçue, il cesse d’être un suppliant que vous avez le droit de chasser : il devient votre égal. Il passera en revue les commérages du pays, parlera de la récolte, vous donnera en passant un conseil agricole s’il ne trouve pas vos terres cultivées à son gré, recommandera un domestique et vous priera de lui conserver les prochains habits que vous réformerez. Il faut être poli avec lui si on ne veut pas qu’il se fâche. « M. X… a dit que j’étais un vagabond, je ne reviendrai plus chez lui, » disait fièrement un vieux mendiant. C’était le père Francéson, un ancien tonnelier à moitié paralysé qui n’allait que dans cinq ou six maisons, et qui eût cru déroger s’il se fût adressé à d’autres portes. Il vivait chez son gendre, qui, ayant un peu de bien, eût préféré que son beau-père ne mendiât pas ; mais le vieillard s’était montré intraitable sur ce point. « Je ne vais que chez ceux qui me conviennent, me disait-il, et il n’y a pas de honte, car ils savent que j’ai travaillé tant que j’ai pu. Ma fille a six enfans, le champ est petit, et la vigne est souvent grêlée. Je ne veux pas rogner la portion