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fait pendant notre engagement nocturne, nous apprîmes avec satisfaction, — ce qui ne faisait pas grand honneur, il faut bien le dire, à nos canonniers, — que tout le dommage se bornait à quelques cordes coupées de part et d’autre. Ce brick, à l’étourderie duquel nous devions une nuit blanche, était un corsaire de Nantes, nommé la Marie-Anne. Le capitaine de ce corsaire me parut se faire de grandes illusions sur la marche de son bâtiment. Il me pria de vouloir bien, à mon arrivée en France, publier le récit de notre rencontre, sans omettre surtout l’avantage de marche que la Marie-Anne avait eu sur la Légère. Malheureusement marcher mieux que la Légère n’était pas une raison pour ne pas trouver ailleurs son maître. Deux mois plus tard, j’apprenais que la frégate anglaise la Doris, aux poursuites de laquelle l’obscurité de cette nuit nous avait dérobés, s’était emparée du corsaire la Marie-Anne après quelques heures de chasse. J’avais cependant prévenu le trop confiant capitaine de la présence de ce bâtiment de guerre, et je lui avais conseillé d’abandonner pour quelque temps son point de croisière; mais il se croyait plus rapide que toutes les frégates de la marine britannique, et il fut victime de son outrecuidance.

L’atterrage sur les côtes de France était toujours le moment critique de nos traversées. C’était là que nous rencontrions l’ennemi en force et aux aguets. Nous n’avions quelques chances de lui échapper qu’en profitant, pour venir chercher nos ports, des coups de vent d’ouest et de sud-ouest qui obligeaient les divisions anglaises à prendre le large. J’arrivais cette fois à l’entrée de la Charente avec un temps admirable : je craignais à chaque instant d’entendre les vigies annoncer la présence de quelque voile ennemie. Il n’en fut rien, je donnai tranquillement dans le Pertuis-d’Antioche, et la nuit commençait à se faire lorsque je jetai l’ancre sur la rade de l’île d’Aix. Là j’appris d’où venait notre bonne fortune : la frégate anglaise l’Artois, en poursuivant la petite goélette française la Charlotte, s’était trop approchée de la pointe de la Baleine; elle y avait talonné et s’était défoncée en peu d’instans sur les roches. Une autre frégate était accourue, avait sauvé l’équipage, et, n’ayant point probablement assez d’eau ou de vivres pour ce double effectif, avait abandonné la croisière. C’est ainsi que la Légère avait trouvé le passage libre. A quoi tient le sort du marin, et n’est-il pas vrai, comme l’a dit le poète, « qu’il y a une marée dans les affaires des hommes? » Je venais de tenir la mer pendant quarante-cinq jours avec une méchante goélette qui n’avait ni force ni vitesse, j’avais rencontré plusieurs bâtimens de guerre, et certes le hasard, bien plus que mon mérite, m’avait sauvé de leur poursuite. Le succès de ce voyage fut cependant interprété en ma faveur : je passai pour un capitaine