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et l’exil terminèrent deux vies employées si différemment. Les vers de M.  Legouvé ont été entendus avec plaisir ; mais ils nous ont semblé composés avec cette facilité qui ne commande l’attention que parce qu’elle lui impose peu de fatigue : on les écoute sans peine, on les oublie de même. Aussi bien le cadre choisi était-il peu en rapport avec l’homme. Les femmes qui peuvent pleurer sur le tombeau de Manin, ce sont la Patrie et la Liberté ; ce ne sont pas deux jeunes filles bavardes. Nous avons cru par momens assister à la distribution des prix d’un pensionnat, et tel est l’effet qu’a produit sur nous ce joli exercice de rhétorique.

Ce serait peut-être se montrer trop exigeant que de vouloir que l’Académie française décernât ses prix à des œuvres purement littéraires. On pourrait désirer toutefois que dans le choix des travaux qu’elle couronne chaque année, elle empiétât moins sur le domaine de l’Académie des Sciences morales et politiques. Sans doute, M. Villemain, dans un rapport où il a déployé les hautes qualités de style et de diction qui lui sont habituelles, a fait justement observer que, dans le mouvement général qui nous porte maintenant vers le bien-être industrieux, « une part de la littérature sera scientifiquement économique et chrétiennement charitable. » Quels qu’en soient les motifs, nous croyons que la littérature ne peut que perdre à ces modifications. L’Académie nous a pourtant semblé bien inspirée en couronnant les Essais de Logique de M.  Ch. Waddington. De tels ouvrages, bien que philosophiques, qui ont la fermeté des idées pour appui, la formation de ces mêmes idées pour objet de leur étude, sont d’un intérêt éminemment littéraire.

Où chercher de nos jours la poésie, si ce n’est à l’Académie ? On l’y rencontre en effet, bien qu’on ait une certaine peine à la reconnaître. La Guerre d’Orient, sujet proposé, n’a pas manqué d’attirer une foule de concurrens, qui ont dû bien embarrasser les juges, car rien n’est si difficile que de choisir dans le médiocre. La pièce proclamée comme la meilleure, nous n’osons dire la moins mauvaise, nous a reportés à des temps déjà bien éloignés, au temps des premières Odes de Victor Hugo, dont elles sont un calque assez fidèle, — moins le souffle, moins la réelle inspiration du génie. Nous ne voudrions pas affirmer qu’elle ne renfermât point aussi quelques réminiscences de Casimir Delavigne. Un des écrivains les plus justement distingués cette année par l’Académie, M.  Jules Girard, auteur d’une étude sur Thucydide, avait pris pour épigraphe ces deux mots empruntés à l’historien grec, et reproduits par Salluste : Νοῦς βασιλεύς (Noûs basileus). Hélas ! où sont maintenant dans la littérature, et surtout dans la poésie, la volonté, l’inspiration, la foi ? Quand donc serons-nous fermement et définitivement convaincus de cette vérité si simple, trop simple peut-être : « L’esprit est roi ? »

EUGÈNE LATAYE.

V. de Mars.