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débouchés à son commerce est une des conditions d’existence de toute nation maritime et marchande. Que des consommateurs qui se comptent par millions essaient de se soustraire à sa dépendance, c’est là pour un peuple réunissant ce double caractère une énormité à peine susceptible de discussion, et volontiers Américains et Anglais se laisseraient-ils aller à envisager ainsi la question de la Chine et celle du Japon. Retireront-ils de leurs traités avec cette dernière puissance les avantages qu’ils en ont probablement espérés? Il est permis d’en douter. En Chine, faute de voir l’intérieur du pays s’ouvrir à l’écoulement de leurs produits, les Anglais ont été réduits à chercher leurs principaux bénéfices dans un trafic réprouvé par l’opinion, et finalement se sont vus contraints d’en appeler de nouveau aux argumens du canon. Au Japon, une situation analogue, une force d’inertie encore plus difficile à vaincre, amèneront, on peut le prévoir, les mêmes complications. Déjà du reste ont commencé aux États-Unis les récriminations naturelles à ce peuple, extrême en toute chose, lorsqu’on a pu reconnaître que cette expédition, si pompeusement annoncée, était accouchée d’un traité resté à l’état de lettre morte. Il est à craindre pourtant que de longues années ne se succèdent encore avant que ces relations ne donnent naissance au riche commerce que l’on avait rêvé, et la cause en est dans la nature même du pays. Inférieur peut-être à la Chine en civilisation matérielle comme en culture intellectuelle, le Japon lui est de beaucoup supérieur sous le rapport de son organisation comme société. Dans cet archipel, si longtemps et si soigneusement isolé de tout contact extérieur, s’est développé à loisir un tout-puissant système de féodalité qu’il serait injuste de vouloir comparer au régime barbare de notre moyen âge européen. Là, au sein d’une des populations les plus condensées qui existent, se trouve, dans toute sa plénitude de vitalité, cette forme de gouvernement qu’un historien a qualifiée « d’idéale dans le sens absolu du mot, épithète qui peut paraître singulière au premier abord, mais que justifie la grandiose conception d’un monument social s’élevant par assises graduelles depuis les rangs les plus bas jusqu’au chef suprême, clé de voûte de l’édifice. Je ne cherche nullement ici à soutenir une thèse de philosophie gouvernementale, non plus qu’à préconiser la féodalité japonaise avec l’universel espionnage sur lequel elle s’appuie, avec son code sanguinaire[1] et son étrange principe de dualité d’emplois. Je veux seulement rappeler combien on est peu fondé à

  1. Les lois japonaises, auxquelles Montesquieu reprochait une cruauté dont Kaempfer lui avait fait connaître l’étendue, n’ont de nos jours rien perdu de ce caractère. La mort y est inscrite presque à chaque page, et les agens du gouvernement impérial continuent, pour la moindre faute, à s’ôter la vie de leurs propres mains. En 1808, une frégate anglaise pénétra sans autorisation dans le port de Nangasaki, et y séjourna vingt-quatre heures; le jour même de son départ, pour expier cette violation des lois du pays, treize des principaux fonctionnaires de la province recouraient volontairement au mode habituel de suicide, et s’ouvraient le ventre avec leurs sabres.