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cupait peu à Saint-Pétersbourg de ce qui se passait à ces limites reculées de l’empire, et le port inhospitalier d’Okhotsk y semblait répondre amplement aux besoins du présent et de l’avenir. Que dirait aujourd’hui le Dioclétien chinois des empiétemens réitérés de ses voisins si dédaignés jadis? Que dirait-il surtout en voyant l’immense et magnifique bassin de l’Amour, le seul des fleuves sibériens qui se déverse à l’est, passer sans coup férir de son illusoire suzeraineté à la domination russe? On a pu lire dans la Revue les curieux détails de cette facile conquête[1]; ce n’était là toutefois qu’une incomplète acquisition, si l’on ne s’assurait les débouchés qui manquaient sur le Pacifique, et de ce côté l’on se trouvait en présence du Japon, maître de la portion la plus importante de l’île Saghalien. Tant que la stérile possession de la mer d’Okhotsk avait suffi à l’ambition endormie du cabinet moscovite, la Russie avait volontiers admis sur cette île des droits de propriété égaux chez les deux puissances; il en était de même pour la chaîne des Kuriles, si singulièrement échelonnées du Kamtchatka au Japon, comme des pierres à travers le gué d’un ruisseau. Ce fut par cet archipel que commencèrent les envahissemens. En 1852, un détachement parti d’Ayan s’emparait de l’île d’Urup, la principale des Kuriles japonaises, et y organisait un comptoir de pelleteries. L’entière occupation de l’île Saghalien était de beaucoup plus importante encore, car l’extrémité méridionale de cette terre commande le détroit de La Pérouse, issue naturelle de la Manche de Tartarie sur le Pacifique. Aussi ce point avait-il été l’objet de recommandations particulières à l’amiral Poutiatine dans la mission dont on le chargeait, en 1853, auprès de la cour de Yedo. Bien qu’il y eût échoué, en octobre de la même année, un aide de camp du général Mouravief, gouverneur de la Sibérie orientale, s’établissait avec cent cinquante hommes en plein territoire japonais dans l’île Saghalien, à la baie d’Aniwa sur le détroit de La Pérouse. C’était tout simplement s’emparer de la clef du golfe de Tartarie. Ici néanmoins, comme en Europe, la guerre vint trop tôt pour l’empereur Nicolas, et mit à ces entreprises un terme momentané. Quant au plan d’occupation, il restait complètement dessiné : maîtresse des Kuriles et de l’île Saghalien, la Russie dominait non-seulement la mer d’Okhotsk et le golfe de Tartarie, mais aussi le nord de la mer du Japon ; maîtresse du bassin de l’Amour, elle devait infailliblement s’étendre par la suite sur la vaste étendue des côtes de la Mantchourie jusqu’à la presqu’île de Corée, et j’ajouterai que si jamais esprit de conquête trouvait sa justification, c’était celui-là, qui ne tendait en réalité qu’à faire sortir de la barbarie une éten-

  1. Voyez les livraisons du 15 avril et du 15 juin 1858 : Progrès de la puissance russe en Asie et les Russes sur le fleuve Amour.