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crut devoir protester énergiquement contre l’abandon qui l’isolait en de pareilles circonstances : la subdivision anglaise, seule cette fois, fut, par suite, envoyée de nouveau dans la Manche de Tartarie, mais seulement quelques mois plus tard, en octobre 1855, alors que la saison était trop avancée pour que cette tentative pût amener aucun résultat. Aussi dès les premiers jours de novembre le commodore Elliott rentrait-il à Hakodadi, après une croisière presque non interrompue de deux cent cinquante jours. Quant à la Constantine, à quelque temps de là, elle arrivait dans la baie riante et animée de Manille, la reine des Philippines. Après cette rude navigation du nord, où des semaines entières se passaient sans voir le ciel, où du matin au soir le seul bruit qui frappât l’oreille était la chute monotone et incessante des gouttes de brume condensée qui tombaient du gréement, la corvette retrouvait les tièdes journées et les étincelantes nuits des tropiques; mais ce n’étaient ni le charme de ce contraste ni les séductions de la relâche qui occupaient alors l’esprit des voyageurs : les souvenirs du pays étaient redevenus tout puissans, la pensée du foyer dominait toutes les autres; la Constantine rentrait en France.

Un dernier épisode devait marquer la campagne si incidentée de l’escadre russe. Trois frégates, on s’en souvient, composaient sa principale force. Nous savions que l’Aurora, après nous avoir deux fois échappé, à Petropavlosk et à la baie de Castries, était parvenue à se réfugier dans l’Amour; nous connaissions les détails dramatiques du naufrage de la frégate amirale, la belle Diana, sur laquelle le grand-duc Constantin avait conquis tous ses grades. Qu’était devenu le troisième de ces navires, la Pallas? Était-il, comme l’Aurora, abrité derrière les bancs du fleuve? Tout portait à le croire, et l’on avait presque renoncé à en trouver les traces. Cependant, dès le printemps de 1856, l’infatigable division d’Elliott avait repris la mer; elle longeait le 15 mai la côte de Tartarie, à environ cinquante lieues dans le sud de la baie de Castries, et l’un de ses steamers, envoyé près du rivage, en scrutait avec soin toutes les sinuosités. Les cartes en ce point n’indiquaient ni abri ni mouillage, lorsque tout à coup, au grand étonnement des marins du vapeur, la falaise rocheuse s’entr’ouvre pour leur donner passage, et en quelques minutes le navire passe de la mer agitée du golfe aux calmes eaux d’un vaste bassin entièrement invisible du dehors. Devant lui, dans différentes directions, s’étendent, trop profondes pour qu’on puisse en apercevoir le fond, trois baies étroites, qui découpent fantastiquement les terres et donnent à cet étrange port, si singulièrement découvert, la bizarre apparence d’une monstrueuse araignée. Le vapeur pénètre dans ce dédale; autour de lui règne un silence de mort, nulle trace d’habitations, partout un épais rideau de forêts, lorsque soudain, au détour d’une pointe, se dessine une anse semi-circulaire au fond