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qu’elle laissait sous les tropiques avait fait place à des grains fréquens, précurseurs du rude climat que l’on allait affronter, et les hautes montagnes de la côte se montraient encore couronnées des neiges de l’hiver. De tous côtés, les noms des terres rappelaient les compagnons de l’illustre et infortuné navigateur qui les avait découvertes, Lamanon, Mongez, Receveur, de La Martinière. Du reste, nul navire. Des falaises battues et rongées par l’orageuse lame d’ouest; plus haut, d’immenses forêts où la blanche écorce et le pâle feuillage des bouleaux tranchaient sur le vert sombre des sapins; çà et là quelques pelouses dont la fraîcheur pouvait rappeler aux marins surpris les parcs ombreux de leur île natale, tel était l’aspect de la côte, où le seul signe qui accusât la présence de l’homme était, de loin en loin, quelques huttes grossières groupées à l’embouchure d’un ruisseau. Là seulement on pouvait espérer obtenir quelques renseignemens sur l’ennemi que l’on cherchait.

Si universelle que puisse être la langue des signes, elle n’est en revanche ni brève, ni surtout claire. Pour moi, je l’avoue, dans les trop nombreuses occasions où un marin est obligé d’y recourir, je me suis toujours involontairement rappelé la fâcheuse aventure de ce navigateur qui demandait les noms de divers objets, et qui, lorsque le sauvage, fatigué de questions, lui répondait innocemment par des expressions variées de son ennui, transcrivait avec une scrupuleuse exactitude chaque phrase sur son malencontreux glossaire. Les Anglais se souvinrent heureusement que La Pérouse avait signalé chez les naturels de l’île Saghalien une remarquable aptitude pour cette langue exceptionnelle, et que le navigateur français avait obtenu d’eux des notions assez exactes, non-seulement sur l’étroit et profond entonnoir que forme la Manche de Tartarie, mais aussi sur l’embouchure de l’Amour et les bancs qui l’obstruent. Après un interminable échange de gestes, et à grand renfort de dessins sur le sable, on crut donc finir par comprendre que, peu de jours auparavant, des navires avaient été vus remontant le golfe[1]. Ce n’était là qu’un indice bien vague, mais il n’était pas le seul, car, à mesure que l’on avançait vers le nord, l’attitude des indigènes semblait, par son changement, annoncer le voisinage d’une influence étrangère : au

  1. C’est là que le capitaine Whittingham, l’historien anglais de la croisière du Commodore Elliott, constata, à son grand étonnement, une coutume religieuse assez singulière. Errant auprès d’un village, il fut subitement interrompu dans sa promenade par un grognement formidable, et s’aperçut qu’il n’était qu’à quelques pas d’une vaste cage solidement construite de troncs d’arbres, dans laquelle était renfermé un ours gigantesque. Des débris de poissons séchés attestaient le soin apporté à sa nourriture, et tout autour des branches de pin plantées en terre étaient (d’après ce que réussit à se faire expliquer le voyageur) autant d’ex-voto offerts à cette bizarre déité, dont la prospérité physique garantissait la santé de ses adorateurs. A côté de la cage de l’ours actuellement en fonction se trouvait le tombeau soigneusement entretenu de son prédécesseur.