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races conquérantes. Curieuse coïncidence! trois nations dans les temps modernes ont successivement étendu au loin leurs progrès sur la plus gigantesque échelle, ont imposé à des mondes nouveaux leurs mœurs, leurs lois, leur langage, et c’est cette côte nord-ouest d’Amérique qui leur a été assignée pour rendez-vous commun ; c’est là que semble être le carrefour où la Providence voulait faire converger ces trois routes si diverses, en y réunissant sur un espace de moins de deux cents lieues le Russe, l’Anglais et l’indolent Espagnol de Californie, qui, comme Esaü, vient de vendre son droit d’aînesse à un ambitieux puîné. Des trois du reste, c’est le Russe qui se trouve le moins favorisé. Le climat n’est plus le seul ennemi dont il ait à se défendre, et les peuplades soumises et pacifiques de la côte d’Asie sont, à Sitka, remplacées par des hordes féroces au milieu desquelles la force seule permet de se maintenir en sûreté. Dans notre Europe, où nous qualifions volontiers de barbarie ce qui n’est souvent qu’une civilisation relative, nous sommes assez heureux pour ignorer ce qu’est la véritable barbarie, et jusqu’à quel sauvage état d’abaissement peut descendre notre nature. Je ne sache pas qu’il en puisse être donné de plus triste exemple que la complète dégradation des tribus de la côte d’Amérique autour de Sitka, tribus où se retrouve en plein XIXe siècle l’esclavage, plus hideux cent fois que ne le rêva jamais l’antiquité. « Le tiers au moins de la population y est asservi, dit un témoin qui n’est pas suspect[1], et l’horrible existence à laquelle sont condamnés ces malheureux dépasse ce que l’imagination peut concevoir. Raffinant la cruauté jusqu’à en faire un instrument de plaisir, le maître compte pour rien les misères et les privations de l’esclave; il trouve une affreuse récréation dans les tortures qu’il lui inflige : aussi amputer un doigt, fendre le nez, faire sauter un œil de son orbite, n’est-il en quelque sorte qu’un divertissement journalier, et nulle réjouissance n’est complète, si l’on ne sacrifie quelques-uns de ces infortunés. Dans une fête à Sitka, six esclaves furent couchés à côté les uns des autres, de telle sorte que leur gorge portât sur l’arête tranchante d’un rocher; puis sur leur cou fut placée une lourde perche à chaque extrémité de laquelle se balança un démon à face humaine jusqu’à ce que les victimes eussent cessé de donner signe de vie. Cet épouvantable supplice n’était ni vengeance ni châtiment, c’était un simple passe-temps. »

Les Russes ont eu jadis sur cette côte des vues plus ambitieuses qu’ils n’en ont aujourd’hui, et naguère encore leur pavillon y flottait jusque sur les terres situées au nord de la baie de San-Francisco, en Californie ; mais la rapide métamorphose dont cette contrée fut

  1. Sir George Simpson, gouverneur des territoires anglais de la baie d’Hudson.