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vans. Voyait-on la nuit, assis entre deux canons, un cercle d’hommes de quart suspendus aux lèvres d’un conteur favori, c’était encore Siméon, qui, dans une langue bizarre dont la découverte lui faisait honneur, émerveillait son auditoire par un interminable récit, où s’entre-choquaient dans la plus étrange confusion le russe, le français, le breton et le provençal. Un jour vint cependant où l’Obligado dut reprendre une seconde fois la route du Kamtchatka; dès lors l’humeur de Siméon changea. Son zèle était le même, mais sa gaieté l’avait abandonné; incessamment préoccupé de l’idée d’être forcé à jouer un rôle dans l’affaire à laquelle on s’attendait, il devint triste et taciturne. En vain voulut-on lui persuader qu’en aucun cas il n’aiderait à combattre ses compatriotes, rien ne put le convaincre, et quelques jours avant d’arriver à la baie d’Avatscha, saisissant un moment où nul ne l’observait, il se précipita à la mer. Aussitôt les bouées lui furent lancées, le canot de sauvetage fut amené, mais inutilement; on l’avait vu du bord disparaître sous l’eau en faisant le signe de la croix, sans même essayer de lutter contre la mort par ces mouvemens que l’instinct de la conservation arrache aux volontés les plus déterminées. Souvent depuis, en écoutant les récits de la guerre de Crimée et de ces luttes acharnées auxquelles applaudissait l’Europe attentive, j’ai admiré maints traits d’héroïsme, maintes fins glorieuses, l’honneur des fastes militaires; mais, je l’avoue, jamais je ne les entendais citer sans me rappeler la mort touchante du pauvre Russe, sans accorder un souvenir involontaire à l’obscur sacrifice de ce Curtius ignoré.

L’abandon de Petropavlosk ne laissait à la division alliée du Pacifique qu’une seule chance de retrouver les traces de l’escadre ennemie dans le cas où cette dernière se serait dirigée vers les possessions russes de la côte d’Amérique. En nouveau rendez-vous y fut assigné à nos navires devant l’établissement de Sitka, dont certes en France bien peu de personnes connaissent même le nom. C’est là pourtant qu’au terme de leur marche envahissante se sont rencontrées les deux races auxquelles il a été donné de couvrir sur notre globe la plus grande étendue de pays conquis ou assimilés, le Russe et l’Anglo-Saxon ; c’est là que se sont trouvés en présence ces deux infatigables pionniers, après avoir, pendant des siècles de labeur, poursuivi leurs courses opposées, l’un vers un Orient mystérieux, l’autre vers le far, far west. Vingt degrés plus au sud, le voyageur qui ferait le tour de notre planète verrait se dérouler sous ses yeux le mouvant panorama des cent peuples qui ont marqué dans l’histoire du monde : ici, il accomplira en entier ce long voyage, sans que la terre qu’il foule cesse d’être russe ou anglo-saxonne, hormis sur les quelques lieues de la péninsule Scandinave, c’est-à-dire sauf l’étroit pays qui peut-être fut jadis le berceau commun des deux