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neau, et regagnant au galop de son attelage de chiens la hutte enfumée où il est attendu. J’assistais aux interminables journées de ce sombre emprisonnement qui chaque année se reproduit pendant sept mois, et je comprenais avec quelle joie devait être accueilli le bienfaisant retour de juin, avec quelle sensation de délivrance devaient être saluées les larges taches vertes dont l’apparition sur le flanc des montagnes annonce la fin de cette vie de misères et de privations. C’était précisément au début de cette rapide métamorphose que nous revenions au Kamtchatka; le blanc suaire qui recouvrait le paysage commençait à disparaître pour faire place à une végétation de Normandie, et, comme pour ajouter à l’effet de ce contraste, tandis que nous marchions encore sur un tapis de neige, autour de nous les buissons en feuilles étaient peuplés d’oiseaux qui chantaient le printemps. Parfois même de pâles rayons de soleil, tièdes comme ceux qui réchauffent les belles journées d’un hiver parisien, venaient prêter une sorte de charme bizarre à ce paysage engourdi. De jour en jour, la terre semblait changer de peau comme le serpent au sortir de son sommeil léthargique, si bien que, lorsque les derniers navires alliés quittèrent Avatscha, de l’éclatant manteau qui recouvrait la côte un mois auparavant, à peine restait-il quelques rares et minces couches de neige, mouchetant çà et là le contour de la baie.

Les seuls êtres animés que l’on rencontrât dans les rues étaient de nombreuses troupes de ces chiens qui rendent au Kamtchadale de si précieux services; maigres et exténués par la faim, mais toujours doux et familiers, on les voyait attendre au rivage chaque embarcation de l’escadre, et s’attacher à nos pas dans l’espoir de quelques morceaux de biscuit. Deux Américains pourtant étaient restés aussi en ville, et y avaient hissé comme protection les couleurs de leur pays. Par leur entremise, on réussit à se mettre en relation avec les Russes demeurés dans l’intérieur, et deux de nos marins, laissés au pouvoir de l’ennemi après l’engagement du 4 septembre 1854, purent ainsi être échangés contre trois prisonniers russes détenus sur l’Obligado depuis la même époque. Ces derniers étaient d’abord au nombre de quatre, et la fin de celui qui manquait est digne d’être signalée. On le nommait Siméon. Dès le début de son séjour à bord du brick, il s’y était acquis la sympathie générale, tant par l’empressement qu’il mettait à s’associer aux travaux de l’équipage que par la gaieté communicative de son heureux caractère. Entendait-on pendant les repas une table de matelots se signaler par d’interminables et bruyans éclats de rire, c’était Siméon qui les provoquait par quelqu’une de ces plaisanteries solides et résistantes, répétées depuis des siècles à bord des navires de toute nation, et toujours aussi bien accueillies de la franc-maçonnerie maritime des passa-