Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des autres, et qui sont une cause d’affaiblissement cachée sous une prétention à la force.

Toutes ces études, inspirées par une intention saine et marquées d’un courage réel, devaient être pour Bastiat autant de recommandations auprès du département qui lui avait confié un mandat, et pourtant il touchait au moment où sa position allait y être ébranlée. L’opinion du pays avait marché, celle de Bastiat restait la même. On le lui fit bientôt comprendre, et assez rudement. Vers les derniers jours du mois d’août 1848, l’assemblée constituante fut investie de la mission la plus délicate qui puisse échoir à un corps délibérant, celle de dépouiller deux de ses membres du privilège qui les couvrait et de les abandonner aux poursuites de la justice ordinaire. L’acte était grave; le gouvernement le réclamait comme une mesure de salut public; le pays y voyait une protestation contre des désordres qui avaient trop duré. Pourtant plus d’une conscience hésitait; celle de Bastiat fut du nombre. Il tint trop compte de ses propres sentimens et pas assez de l’état des esprits; il ne vit pas qu’on lui demandait un acte politique, et qu’il s’agissait moins de juger cet acte en lui-même que dans ses effets. Il refusa l’autorisation de poursuivre et indiqua les motifs de son refus dans une lettre qu’il écrivit à M. Coudroy. « Tu sais, lui disait-il, que les doctrines de M. Louis Blanc n’ont pas un adversaire plus décidé que moi; mais fallait-il pour cela livrer deux de nos collègues? Je ne l’ai pas pensé... » Et il entrait dans quelques détails sur la séance et sur le vote qui l’avait terminée. Ceux qui se souviennent de l’énergie des passions qui régnaient alors en province peuvent se faire une idée de la manière dont fut jugée la conduite de Bastiat. C’est de Mugron, son pays natal, que partit le premier anathème : ni ses services, ni son dévouement à l’ordre ne furent plus comptés pour rien; ses amis mêmes n’osaient le défendre. Son cœur en fut navré; il envoya sa démission de membre du conseil-général, et il parlait de résigner ses fonctions de représentant. Le coup fut si rude que sa santé en éprouva une grave atteinte.

Ce qui troublait le jugement de Bastiat, c’est que le département se donnait un démenti, tandis que lui restait conséquent. « Reportons-nous aux élections d’avril, écrivait-il; quel était alors le sentiment universel? Il y avait un certain nombre de vrais et honnêtes républicains, puis une multitude qui n’avait ni demandé ni désiré la république, mais à qui la révolution de février avait ouvert les yeux. Elle comprit que la monarchie avait fait son temps, elle voulait se rallier à l’ordre nouveau et le soumettre à l’expérience. » Les illusions de Bastiat sont toutes dans ces lignes : il prenait pour l’expression de volontés libres un acte où la contrainte avait eu une