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campagne, le pas des hommes valides se réglait sur celui des traînards. Voilà les deux intérêts en présence, et, récapitulation faite, il est permis de se demander, avec Bastiat, comment et pourquoi le plus fort a reculé jusqu’ici devant le plus faible, le plus considérable par le nombre devant le moins nombreux.

C’est qu’à côté et au-dessus de la question du nombre il y en a une autre qui domine, c’est l’activité. Ces intérêts si divers, auxquels la liberté devrait servir de drapeau, n’ont pas tous la conscience des avantages qu’ils pourraient en recueillir, tandis que les intérêts couverts par un privilège ont au plus haut degré la conscience du dommage qu’ils éprouveraient à s’en dessaisir. Les premiers sont épars, isolés, sans lien entre eux; les seconds ont puisé dans le besoin d’une défense commune les élémens de la plus savante et de la plus puissante association. On a pu le voir à la manière dont l’effort s’est partagé. Si les chambres de commerce des ports, si les pays à vignobles ont de loin en loin exprimé leurs griefs et élevé quelques protestations, c’est d’une manière timide, sans unité, sans suite, sans vigueur. De leur côté, les industries dont l’accroissement des échanges favoriserait l’essor semblent se contenter du lot que leur supériorité naturelle leur assigne, et ne sont animées ni de l’esprit de conquête, ni de la manie de se plaindre qui distinguent les industries jalouses d’un marché réservé. Quant au consommateur, c’est un être abstrait qui ne s’émeut guère de ce qui le touche, subit en silence la loi qu’on lui fait, ne se dérobe à l’exaction qu’en retranchant sur sa dépense, et, au lieu d’appuyer ceux qui parlent en son nom, serait plutôt tenté de leur infliger un désaveu. Et pendant que tous ces intérêts s’oublient et s’abandonnent, les intérêts opposés s’agitent et veillent sans relâche, ne cèdent pas une position sans combat, y reviennent quand la circonstance les sert mieux, se multiplient par le bruit et rallient autour d’eux les esprits qu’ils égarent et les opinions qu’ils abusent. Telles sont les deux forces au moment décisif, l’une inerte, l’autre douée au plus haut degré d’élan et d’action. Peut-être Bastiat ne se rendait-il pas suffisamment compte de ce déplacement des rôles, et, préoccupé de ce qu’ils devraient être, ne voyait-il pas assez nettement ce qu’ils sont.

Il avait une autre illusion qui fut bientôt dissipée, c’était de croire que la réforme anglaise pouvait seconder la nôtre, et que l’occasion était bonne pour se prononcer. Le sentiment contraire eût été plus juste. Au nombre des préjugés qui règnent parmi nous, il n’en est point de plus enraciné que la défiance vis-à-vis de l’Angleterre. Il suffit qu’elle incline d’un côté pour que nous soyons tentés d’incliner de l’autre; tout ce qu’elle imagine nous semble