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du nom anglais, haine de tradition, et profondément enracinée dans ces provinces du littoral de l’Océan d’où sortirent nos plus audacieux corsaires. Mugron n’entendait pas raillerie là-dessus; tout ce qui venait de l’Angleterre y était pris en mauvaise part. Bastiat seul montrait un peu de tolérance et rompait des lances au besoin en faveur de ces pauvres insulaires mis au ban de l’opinion. Il aimait et cultivait la littérature anglaise, il admirait le bon sens de ce peuple qui sait s’arrêter à temps sans reculer jamais, mêle à l’égoïsme le plus raffiné une grandeur de vues et une habileté de conduite qu’on ne saurait méconnaître, et se garde bien de se nuire à lui-même, s’il se montre peu scrupuleux sur les moyens de nuire à autrui. De là des discussions interminables entre Bastiat et les habitués de l’établissement. Un jour, l’un d’eux l’aborde, et lui montrant le journal que le courrier venait d’apporter : « Ceci passe les bornes, s’écria-t-il; voyez comment vos amis nous traitent. » C’était la traduction d’un discours que sir Robert Peel avait prononcé dans la chambre des communes, et qui se terminait ainsi : « Si nous adoptions ce parti, nous tomberions, comme la France, au dernier rang des nations. » L’insulte était directe, flagrante; il n’y avait pas un mot à répondre. Bastiat eut-pourtant des doutes; il lui sembla étrange qu’un pareil langage fût sorti d’une bouche ordinairement si mesurée, et il voulut en avoir le cœur net. Il écrivit à Paris, et se fit abonner à un journal anglais, en réclamant les numéros arriérés. Quelques jours après, le Globe arrivait à Mugron; vérification faite, les mots outrageans, comme la France, ne se retrouvèrent plus dans l’original : c’était un enjolivement de la traduction. L’incident était vidé, et n’aurait pas mérité une mention, s’il n’avait eu d’autres suites.

Abonné à un journal anglais, Bastiat prit goût à cette lecture, et y découvrit ce qui échappait à la publicité française, superficielle en général. Il s’opérait alors en Angleterre un mouvement qui, pour être simplement économique, n’en avait pas moins atteint de telles proportions que la politique du pays en devait être nécessairement affectée. La ligue contre la législation des céréales prenait par degrés le caractère d’une agitation en faveur de la liberté des échanges. Il n’y a pas à rappeler ici ce que fut ce mouvement, auquel les noms de MM. Cobden, Bright et Fox restent associés, et qui a renversé de fond en comble le vieux régime commercial de nos voisins, longtemps regardé comme inviolable, et abandonné aujourd’hui, même par ceux qui l’avaient défendu à outrance. Il suffit de dire que Bastiat, du fond de son département, jugea mieux les faits qu’aucun des hommes dont ils servaient les doctrines et consacraient les opinions. Pendant six mois, il en nourrit sa pensée