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abusaient de leur force contre une industrie qui ne tient le sien que de la nature; en plaidant pour l’opprimée, on avait pour soi la double autorité du droit et de la science. Bastiat voulait qu’on employât cette fois tous les moyens légitimes d’influence et d’opposition; il voulait que chaque département à vignobles eût un comité, et chaque comité un délégué, chargé de porter à Paris l’expression des doléances et des griefs des populations; il voulait combiner les élémens d’une agitation vigoureuse, non-seulement dans le bassin de la Garonne, mais dans toutes les provinces où le vin joue un rôle comme produit, et réunir ainsi dans une même ligue des intérêts que leur isolement condamnait à l’impuissance et livrait désarmés aux exigences de la fiscalité. Le plan était hardi, et, à raison de sa hardiesse, n’aboutit pas; resté seul sur la brèche, Bastiat n’en monta pas moins à l’assaut. Sous le titre de : le Fisc et la Vigne, il publia une brochure qui résume avec une verve singulière les argumens souvent invoqués en faveur d’une réforme de la législation des boissons, et où il rappelle entre autres faits une curieuse anecdote. Aux débuts de la régie, les droits couvraient à peine les frais de perception, et le ministre des finances crut devoir faire observer à l’empereur que la loi mécontentait les contribuables sans rien rapporter au trésor. « Vous êtes un niais, monsieur Maret, lui dit Napoléon; puisque la nation murmure de quelques entraves, que serait-ce si j’y avais joint de lourds impôts? Habituons-la d’abord à l’exercice; plus tard, nous remanierons le tarif. » Le grand capitaine, ajoute Bastiat, était aussi un habile financier, et cette histoire est celle de toutes les taxes.

Nous voici arrivé à une époque décisive dans cette vie laborieuse. Bastiat a quarante-trois ans, et son obscurité lui pèse; aucun des efforts qu’il a faits ne l’a complètement servi; il sent qu’il n’est pas sur son véritable théâtre, et bien des motifs l’y retiennent pourtant, ses fonctions, ses habitudes, sa santé chancelante, le soin de ses affaires, ses affections de famille, par-dessus tout une timidité naturelle et une grande fierté de sentimens. Si la destinée ne s’en mêle pas, il restera où il est, dans son humble sphère, avec des velléités qui se combattent et la conscience d’un but qui semble reculer devant lui; il finira comme il a commencé, conciliera les différends des paysans des Landes, sans que le moindre bruit se fasse autour de son nom, connu et goûté seulement par un petit nombre d’amis. C’est alors que le hasard intervient, et que cette existence tranquille se transforme. Il y avait à Mugron un cercle, connue il en peut exister dans un chef-lieu de canton, rendez-vous de la jeunesse du pays, où deux journaux défrayaient les entretiens et les controverses politiques. Un sentiment y dominait, c’était la haine