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et le concours de neuf noms, tous honorablement connus. En revanche il emportera de la Péninsule une notion très complète de la révolution qui vient de s’y opérer. Cette révolution lui semble prématurée; il ne partage aucune des illusions qu’elle a fait naître. On a chassé les moines et confisqué leurs biens avec le double espoir de rétablir les finances et d’éteindre la guerre civile, de rattacher par la division des terres une partie du peuple au régime nouveau, et de substituer à la propriété de main-morte, si indolente et si abusive, la propriété privée, dont l’énergie est bien plus grande et l’action bien plus judicieuse. Ailleurs le calcul serait juste et l’effet certain. En Espagne, on a contre soi les habitudes, les préjugés et les intérêts; toute réforme échoue ou devant des franchises locales qui résistent aux moyens les plus violens, ou devant les charges d’un passé qui n’est pas susceptible de liquidation. Met-on en vente les domaines du clergé, c’est la spéculation qui s’en empare, une spéculation étrangère qui n’a pas de racines dans le pays, et qui, odieuse par ses origines, le devient encore plus par ses procédés d’exploitation. L’état n’en tire presque rien, car on le paie avec ses propres valeurs, c’est-à-dire avec des titres avilis; la richesse territoriale n’en profite pas davantage, car les compagnies belges ou anglaises qui ont remplacé les moines ne visent qu’à revendre en détail ce qu’elles ont acheté en bloc, et en attendant appliquent le revenu non pas à améliorer le fonds, comme le ferait un détenteur à long terme, mais à amortir le capital employé, comme le fait un propriétaire de passage, jaloux de sortir le plus tôt et le mieux possible d’une opération aléatoire. Voilà ce qui se passe sous les yeux de Bastiat, ce qu’il découvre, ce qu’il constate. Quoique bien des années, et des années très agitées, se soient écoulées depuis lors, son jugement n’a pas reçu de démenti, il reste vrai dans ses traits essentiels.

De retour à Mugron après un séjour de quelques semaines en Angleterre, Bastiat y trouva un aliment pour un esprit comme le sien, toujours disposé à la controverse et à l’action. L’opinion locale s’était émue d’un projet de loi qui frappait les boissons de quatre contributions nouvelles, et il s’agissait d’organiser dans les départemens à vignobles une résistance qui mît le gouvernement en échec et déjouât la condescendance des chambres. A diverses reprises, la Gironde avait protesté, mais toujours sans fruit; il ne suffisait pas qu’une cause fût juste, il fallait qu’elle eût pour elle l’autorité du nombre, et la vigne ne l’avait pas. Avec son ardeur ordinaire, Bastiat se jeta en avant pour sa défense : sous le couvert d’un intérêt, il y avait là un point de doctrine à faire prévaloir et une égalité de traitement à réclamer. Les industries à privilèges