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je parle, la société de cette petite ville, dont la population ne s’élève pas à plus de huit mille âmes, présentait une réunion de personnes éminemment remarquables par la culture de l’esprit, par le goût et l’urbanité des manières. Pourquoi ne citerais-je pas M. de La Porte, dont l’esprit aimable et le caractère facile attiraient à son beau château de Meslay, une véritable oasis, tout ce qui avait quelque mérite, sans acception d’opinion ; M. Adrien de Sarrazin, esprit fin et causeur aimable, dont le recueil de nouvelles publié sous l’empire, le Caravansérail, n’est peut-être pas entièrement oublié ? Femme de talent et d’imagination, d’un cœur chaud et généreux, Mlle Soye groupait facilement autour d’elle tout ce qui s’élevait au-dessus du vulgaire. De grands artistes venaient la visiter et se trouvaient heureux de mériter son approbation éclairée ; nous citerons entre autres M. Ernst, violoniste éminent dont la réputation s’étend dans toute l’Europe. Mlle Soye était fort liée avec M. de La Porte, qui avait pour elle une véritable affection, et avec Mme Auguste de Tremault qu’il suffit de nommer pour donner l’idée d’une de ces natures d’élite qui s’imposent tout naturellement à l’estime et à l’admiration des hommes. C’est au milieu de ce monde très choisi que vivait aussi M. Maurice de Saint-Aguet, à qui l’on doit cette gracieuse inspiration du Fil de la Vierge, qu’il m’est presque interdit de louer. Voilà quels étaient les principaux représentans de cette agréable société de Vendôme au milieu de laquelle Philidor et sa femme apparaissaient comme des enfans gâtés dont on aime jusqu’aux défauts.

Ils vécurent ainsi heureux pendant plusieurs années, lorsque la faible intelligence de Philidor parut se troubler. Il contracta des besoins de luxe parfaitement inutiles dans la position modeste qu’il occupait. Il devint joueur, et, moins heureux que son grand-oncle, il perdait des sommes qui dépassaient les ressources qu’il avait pour les payer. D’autres disgrâces ne tardèrent point à s’accumuler sur ce pauvre artiste, que tout le monde cherchait à sauver du naufrage. Sa femme mourut, et il resta seul, pauvre et déjà déconsidéré, avec quatre enfans. Il essaya de lutter contre le courant qui l’entraînait à sa perte, et un nouveau mariage, qui menaça de le compromettre gravement, ne fit que précipiter sa chute. Toutes les maisons se fermèrent alors devant le malheureux Philidor, même celle de Mme de Tremault, qui fut la dernière à prendre cette détermination douloureuse. Il lui fallut quitter Vendôme. Philidor se réfugia à Blois vers la fin de l’année 1847. Il fut accueilli dans cette ville mieux encore qu’il ne pouvait l’espérer. Il y trouva des élèves et des protecteurs qui s’intéressèrent à lui, et qui cherchèrent à le tirer de l’abîme où il était tombé. Malheureusement il était trop tard. La secousse avait été trop forte pour ce caractère débile, et Philidor n’avait jamais eu une conscience bien nette de l’abjection qui l’enveloppait de toutes parts. Adonné à des habitudes grossières, il perdit le peu de raison qui lui restait, et il dut être enfermé dans la maison des aliénés de Blois. On l’y traita avec beaucoup d’égards et de douceur, car sa folie était des plus bénignes. Philidor avait la liberté d’aller donner des leçons en ville accompagné d’un domestique, qui avait surtout pour mission de l’empêcher de boire du vin ou des liqueurs. Dans l’intérieur de l’établissement d’aliénés, Philidor se rendait utile en jouant du violon devant ses compa-