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fêtes publiques. Le spectacle était ailleurs; il était dans cette rade que la France s’est faite à elle-même dans une mer où la nature la lui avait refusée : à l’horizon, la fameuse digue commencée par Louis XVI; à droite et à gauche, un demi-cercle de batteries et de forteresses; au fond de la rade, la ligne imposante de nos vaisseaux; devant l’escadre française, la ligne parallèle des vaisseaux anglais; plus près du port, l’essaim charmant des yachts de plaisance sur lesquels des milliers d’Anglais avaient escorté leur souveraine. Pour jouir de la grandeur, de la pompe et de la grâce de ce spectacle, il fallait monter sur un de ces steamers qui sillonnaient la rade dans tous les sens, ou, mieux encore, profiter de la courtoise hospitalité des officiers de notre escadre, hospitalité charmante que nous avons pu apprécier nous-mêmes à bord du beau vaisseau du brave commandant Jaurès, l’Eylau. Là, au bruit des salves incessantes des bâtimens et des forts, dans la fumée du canon, au pied de ces mâts pavoises et ruisselans des couleurs de toutes les nations, sous les vergues couvertes de matelots, dans ce tumulte et cet éblouissement, on pouvait se rassasier à plaisir de la fête célébrée en l’honneur de la paix par les formidables engins de la guerre. La place était bonne pour méditer sur ce miracle de volonté politique qui a mis deux siècles à créer Cherbourg, sur la force réelle de cet établissement maritime, sur les conditions et les destinées de cette alliance des deux peuples qui recevait en un pareil lieu une consécration si extraordinaire.

Nous n’oserions émettre une opinion sur l’efficacité de Cherbourg comme forteresse maritime. Nous y étions arrivés sous l’impression des paroles si connues de l’empereur Napoléon comparant les travaux de Cherbourg aux pyramides d’Egypte et au lac Mœris, et des clameurs de quelques journaux anglais, qui représentaient Cherbourg comme une inexpugnable position d’attaque contre l’Angleterre. La vue des lieux et les jugemens que nous avons entendu porter par les hommes spéciaux ont, nous l’avouerons, singulièrement modifié cette impression. Cherbourg est une œuvre admirable et merveilleuse; mais, comme position militaire, cet établissement porte évidemment la peine de son origine artificielle. Lorsque Louis XVI, à l’issue de la guerre de l’indépendance américaine, qui fut si glorieuse pour notre marine, vint assister à l’immersion des premiers cônes employés à la construction de la digue de Cherbourg, l’emplacement de la digue fut choisi en vue des moyens de défense et d’attaque de cette époque. On ne connaissait alors ni les canonnières blindées, ni la portée que l’on a donnée de nos jours aux engins de l’artillerie. L’expérience avait fait peu de progrès à cet égard, lorsque les travaux furent repris et continués par Napoléon. Il en résulte que, quelle que soit la force des batteries et des fortifications de Cherbourg, la digue, si l’on considère les moyens actuels d’attaque, se trouve trop peu éloignée du port et des bassins militaires. Cette circonstance enlève malheureusement à Cherbourg une grande partie de sa puissance. Il est évident, dans l’hypothèse d’une guerre maritime, que le problème se poserait dans les mêmes termes qu’autrefois : quelle est la puissance qui serait maîtresse de la mer? Dans le cas où ce ne serait pas la France, il y aurait de notre part une grave imprudence à concentrer à Cherbourg nos principales ressources maritimes. Nos escadres ne seraient véritablement en sûreté qu’à Toulon et à Brest.