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Les deux généraux y arrivèrent par divers chemins, mais après une lutte si acharnée, des pertes si notables, et avec des soldats tellement harassés par six mortelles heures de combat sous un ciel d’airain et un feu d’enfer, que même là, à deux cent cinquante mètres de la Baily-Guard-Gate, ils se demandèrent s’il fallait risquer de pénétrer immédiatement dans la résidence. L’idée d’ajourner au lendemain ce dernier effort ne tint pas contre celle d’exposer les assiégés à une suprême attaque de nuit, où peut-être ils succomberaient en vue même de l’armée de secours, arrivée jusqu’à eux au prix de tant de périls. Qui savait d’ailleurs si les cinquante mille ennemis dont on avait traversé les masses n’organiseraient pas autour du palais Feradbouksh un blocus tellement étroit, que dès le lendemain la délivrance des assiégés fût devenue impossible ? Havelock ne put se faire à cette pensée. Laissant dans les palais qu’il venait d’occuper ceux des blessés qui avaient pu arriver jusque-là[1] et les bagages qui ne cessaient de se présenter aux portes, il s’élança vers la résidence avec les highlanders du 78e et le régiment sikh de Ferozepore.

De tous les points de la vaste cité, les insurgés étaient accourus sur les traces sanglantes de la colonne de secours, et avaient rempli les maisons situées autour des deux palais où elle venait de s’installer. Un feu terrible accueillit donc les deux régimens, à peine sortis de l’enceinte du palais Feradbouksh. Ils ripostaient au hasard, tirant contre les murs dans l’espoir que quelques balles pénétreraient par les meurtrières jusqu’à leurs ennemis embusqués. Sous un portique « ruisselant de feu » qu’ils eurent à traverser, l’intrépide Neill, le vengeur de Cawnpore, tomba pour ne plus se relever, la tête fracassée par une balle. À chaque pas, nouvelles pertes. La nuit était venue, et l’on marchait littéralement à la clarté de la mousqueterie. Enfin parurent les portes de la résidence !… Il faut ici laisser la parole aux témoins de cette scène vraiment émouvante.

« À quatre heures de l’après-midi, on avait signalé quelques officiers en

  1. Pendant la terrible marche du 25, on avait laissé sur différens points des groupes de blessés, chacun avec une escorte. L’ennemi s’acharnait sur ces malheureux. Un des chirurgiens restés avec eux a raconté en détail, avec beaucoup de verve, le sort d’un de ces convois, escorté par cent cinquante hommes, et qu’il avait ordre de conduire, comme il le pourrait, jusqu’à la résidence. Une fois engagés dans les rues de Lucknow, les cent cinquante hommes d’escorte périrent ou furent dispersés. Les blessés furent noyés en partie au passage d’un ruisseau. Le reste, abandonné par les porteurs de palanquins, resta sur la route exposé aux balles des cipayes, qui finirent par descendre des maisons d’où ils tiraient, et par brûler vifs, dans leurs doulies, ces malheureux, incapables de se défendre. Le chirurgien en question échappa miraculeusement à cette boucherie. On trouvera son récit dans la Biographical Sketch of sir Henry Havelock, par M. Brock, p. 232.