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intraitable, exclu de la poésie et de la philosophie par la clairvoyance et l’étroitesse de son bon sens, privé des consolations qu’offre la vie contemplative et de l’occupation que fournit la vie pratique; trop supérieur pour embrasser de cœur une secte religieuse ou un parti politique, trop limité pour se reposer dans les hautes doctrines qui concilient toutes les croyances ou dans les larges sympathies qui enveloppent tous les partis; condamné par sa nature et ses alentours à combattre sans aimer une cause, à écrire sans s’éprendre de l’art, à penser sans atteindre un dogme, condottiere contre les partis, misanthrope contre l’homme, sceptique contre la beauté et la vérité. Mais ces mêmes alentours et cette même nature, qui le chassaient hors du bonheur, de l’amour, du pouvoir et de la science, l’ont élevé, dans cet âge d’imitation française et de modération classique, à une hauteur extraordinaire, où par l’originalité et la puissance de son invention il se trouve l’égal de Byron, de Milton et de Shakspeare, et manifeste en haut relief le caractère et l’esprit de sa nation. La sensibilité, l’esprit positif et l’orgueil lui ont forgé un style unique, d’une véhémence terrible, d’un sang-froid accablant, d’une efficacité pratique, trempé de mépris, de vérité et de haine, poignard de vengeance et de guerre qui a fait crier et mourir ses ennemis sous sa pointe et sous son poison. Pamphlétaire contre l’opposition et le gouvernement, il a déchiré ou écrasé ses adversaires par son ironie ou ses sentences avec un ton de juge, de souverain et de bourreau. Homme du monde et poète, il a inventé la plaisanterie atroce, le rire funèbre, la gaieté convulsive des contrastes amers, et, tout en traînant comme une guenille obligée le harnais mythologique, il s’est fait une poésie personnelle par la peinture des détails crus de la vie triviale, par l’énergie du grotesque douloureux, par la révélation implacable des ordures que nous cachons. Philosophe contre toute philosophie, il a créé l’épopée réaliste, parodie grave, déduite comme une géométrie, absurde comme un rêve, croyable comme un procès-verbal, attrayante comme un conte, avilissante comme un haillon posé en guise de couronne sur la tête d’un dieu. Ce sont là ses misères et ses forces; on sort d’un tel spectacle le cœur serré, mais rempli d’admiration, et l’on se dit qu’un palais est beau, même lorsqu’il brûle; des artistes ajouteront : « Surtout lorsqu’il brûle. »


H. TAINE.