Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/887

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’insensible aux reproches. Il est dépourvu du sens de la gloire et de la honte, comme quelques hommes sont dépourvus du sens de l’odorat. C’est pourquoi une bonne réputation est pour lui aussi peu de chose qu’un parfum précieux serait pour eux. Quand un homme, dans l’intérêt du public, se met à décrire le naturel d’un serpent, d’un loup, d’un crocodile ou d’un renard, on doit entendre qu’il le fait sans aucune espèce d’amour ou de haine personnelle envers ces animaux eux-mêmes. Pareillement son excellence est un de ceux que je n’aime ni ne hais personnellement. Je le vois à la cour, chez lui et quelquefois chez moi, car j’ai l’honneur de recevoir ses visites; et quand cet écrit sera public, il est probable qu’il me dira, comme il l’a déjà fait dans une circonstance semblable, « qu’il vient d’être diablement éreinté, » puis, avec la transition la plus aisée du monde, me parlera du temps ou des nouvelles. J’entreprends donc ce travail de meilleur cœur, étant sûr de ne point le mettre en colère et de ne blesser en aucune façon sa réputation : comble de bonheur et de sécurité qui appartient à son excellence, et que nul philosophe avant lui n’a pu atteindre. — Thomas, comte de Wharton, lord-lieutenant d’Irlande, par la force étonnante de sa constitution, a depuis quelques années dépassé l’âge critique, sans que la vieillesse ait laissé de traces visibles sur son corps ou sur son esprit, quoiqu’il se soit prostitué toute la vie aux vices qui ordinairement usent l’un et l’autre. Qu’il se promène, ou siffle, ou jure, ou dise des ordures, ou crie des injures, il s’acquitte de tous ces emplois mieux qu’un étudiant de troisième année. Avec la même grâce et le même style, il tempêtera contre son cocher en pleine rue, dans le royaume dont il est gouverneur, et tout cela sans conséquence, parce que la chose est dans son naturel et que tout le monde s’y attend. Lorsqu’il réussit, c’est moins par l’art que par le nombre de ses mensonges, ces mensonges étant quelquefois découverts en une heure, souvent en un jour, toujours en une semaine. Il jure solennellement qu’il vous aime et veut vous servir, et, votre des tourné, dit aux assistans que vous êtes un chien et un drôle. Il va constamment aux prières, selon l’étiquette de sa place, et profère des ordures et des blasphèmes à la porte de la chapelle. En politique, il est presbytérien; en religion, athée; mais il trouve bon en ce moment d’avoir pour concubine une papiste. Dans son commerce avec les hommes, sa règle générale est de tâcher de leur en imposer, n’ayant d’autre recette pour cet effet qu’un composé de sermens et de mensonges. On n’a jamais su qu’il ait refusé ou tenu une promesse. Et je me souviens que lui-même en faisait l’aveu à une dame, exceptant toutefois la promesse qu’il lui faisait en ce moment, qui était de lui procurer une pension. Cependant il manqua à cette même promesse, et, je l’avoue, nous trompa tous les deux; mais ici, je prie qu’on distingue entre une promesse et un marché, car certainement il tiendra le marché avec celui qui lui aura fait la plus belle offre. En voilà assez pour le portrait de son excellence. »


Suit une liste détaillée des belles actions à l’appui. « A la vérité, je n’ai pu les ranger convenablement, comme je l’aurais voulu. C’est que j’ai cru utile pour diverses raisons que le monde fût informé aussitôt que possible des mérites de son excellence. Telles qu’elles sont, elles pourront servir de matériaux à toute personne qui aura