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nature ou de la vie humaine peut subsister grande et belle devant un esprit qui, pénétrant les détails, aperçoit l’homme à table, au lit, à la garde-robe, dans toutes ses actions plates ou basses, et qui ravale toute chose au rang des événemens vulgaires, des circonstances de friperie et de pot-au-feu? Ce n’est pas assez pour l’esprit positif de voir les ressorts, les poulies, les quinquets et tout ce qu’il y a de laid dans l’opéra auquel il assiste; par surcroît, il l’enlaidit, l’appelant parade. Ce n’est pas assez de n’y rien ignorer, il veut encore n’y rien admirer. Il traite les choses en outils domestiques; après en avoir compté les matériaux, il leur impose un nom ignoble; pour lui, la nature n’est qu’une marmite où cuisent des ingrédiens dont il sait la proportion et le nombre. Dans cette force et dans cette faiblesse, vous voyez d’avance la misanthropie de Swift et son talent.

C’est qu’il n’y a que deux façons de s’accommoder au monde : la médiocrité d’esprit et la supériorité d’intelligence; l’une à l’usage du public et des sots, l’autre à l’usage des artistes et des philosophes; l’une qui consiste à ne rien voir, l’autre qui consiste à voir tout. Vous respecterez les choses respectées, si vous n’en regardez que la surface, si vous les prenez telles qu’elles se donnent, si vous vous laissez duper par la belle apparence qu’elles ne manquent jamais de revêtir; vous saluerez dans vos maîtres l’habit doré dont ils s’affublent, et vous ne songerez jamais à sonder les souillures qui sont cachées par la broderie. Vous serez attendri par les grands mots qu’ils répètent d’un ton sublime, et vous n’apercevrez jamais dans leur poche le manuel héréditaire où ils les ont pris. Vous leur porterez pieusement votre argent et vos services; la coutume vous paraîtra justice, et vous accepterez cette doctrine d’oie, qu’une oie a pour devoir d’être un rôti. Mais d’autre part vous tolérerez et même vous aimerez le monde, si, pénétrant dans sa nature, vous vous occupez à expliquer ou à imiter son mécanisme. Vous vous intéresserez aux passions par la sympathie de l’artiste ou par la compréhension du philosophe; vous les trouverez naturelles en ressentant leur force, ou vous les trouverez nécessaires en calculant leur liaison; vous cesserez de vous indigner contre des puissances qui produisent de beaux spectacles, ou vous cesserez de vous emporter contre des contre-coups que la géométrie des causes avait prédits; vous admirerez le monde comme un drame grandiose ou comme un développement invincible, et vous serez préservé par l’imagination ou par la logique du dénigrement ou du dégoût. Vous démêlerez dans la religion les hautes vérités que les dogmes offusquent et les généreux instincts que la superstition recouvre; vous apercevrez dans l’état les bienfaits infinis que nulle tyrannie n’abolit et les inclinations sociables que nulle méchanceté ne déracine;