Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/85

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tant bien que mal servaient de remparts à la vaillante garnison de Lucknow. Dès l’aurore et jusqu’à neuf heures du matin, puis de quatre heures du soir au coucher du soleil, chaque jour ce travail de destruction recommençait[1]. La direction du feu était excellente, et on pouvait s’assurer, en voyant les boulets arriver plus nombreux vers les bâtimens où ils pouvaient causer le plus de dommage, que les insurgés étaient exactement renseignés sur tout ce qui se passait à l’intérieur des remparts. Pour ceux que ces remparts abritaient au contraire, le monde connu finissait à la limite de cette étroite enceinte ; « nous ne savions pas plus ce qui se passait dans Lucknow, à quelque cent mètres de nous, que nous n’étions au courant des affaires du Kamtchatka, » nous dit M. Rees. Cette ignorance était à elle seule un malheur de nature à entraîner des conséquences terribles. On pouvait en effet remarquer chez les cipayes restés fidèles jusqu’alors les symptômes évidens d’une démoralisation, d’un découragement bien naturels après tout. Or, s’ils venaient à manquer, c’en était fait des Européens, trop peu nombreux dès lors pour suffire à la défense de leurs fortifications si incomplètes, si endommagées[2]. Cette éventualité était prévue, discutée d’avance. Il n’y avait plus, si elle se réalisait, qu’à faire sauter la résidence, et avec elle les femmes, les enfans, qu’on savait promis à l’infamie et à la mort s’ils tombaient aux mains des rebelles. Ensuite chacun se ferait tuer et vendrait sa vie le plus cher possible. Ces résolutions désespérées, ces hypothèses effrayantes agissaient sur certaines imaginations avec une irrésistible puissance. Il faut sans doute leur attribuer la mort tragique d’un excellent et brave officier (le lieutenant Graham) qui, le lendemain même de l’assaut du 5 septembre, se fit sauter la cervelle. Un suicide en de pareilles circonstances n’étonne-t-il pas ?

Ungud, l’adroit émissaire déjà nommé, fut dépêché le 16 septembre vers le général Havelock, avec un message qui contenait sans doute un dernier appel. La réponse, s’il parvenait à la rapporter, devait lui être payée à très haut prix. Du haut de la tour de la résidence, d’où la vue s’étendait au loin sur les trois ponts, et de la terrasse du Post-office, qui dominait une grande partie de la ville et la route de Cawnpore, des officiers, relevés toutes les deux

  1. On a évalué à plus de dix mille coups de canon la somme de ces décharges quotidiennes. On cite un bâtiment qui avait reçu pour sa part près de quatre cents boulets, retrouvés dans les diverses parties de sa coque. Voyez le Journal de l’officier et état-major sous la rubrique du 8 septembre (the Defence of Lucknow, p. 152).
  2. Depuis le commencement du siège jusqu’au 25 septembre, terme de la première période, la garnison perdit plus de quatre cents combattans, européens ou cipayes. Ce chiffre est donné par M. Rees, p. 249. Les termes dont il se sert excluent l’idée que les déserteurs figurent dans ce chiffre, proportionnellement si élevé.