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imposant d’empire et de domination qui rend quelquefois le courtisan plus timide devant le ministre que devant le monarque. Quels charmes, quel agrément ne répandaient pas dans son commerce cet esprit doux, souple, liant, ces manières civiles, humaines, officieuses, ce don de s’exprimer, ce talent de peindre, de raconter, cette connaissance délicate et profonde des bienséances à laquelle seule il appartient d’entretenir dans la société l’assortiment enchanteur du respect et de la liberté, des prévenances et des différences mutuelles, cette étude réfléchie du caractère, de l’humeur, des liaisons, des intérêts, qui faisait qu’on n’avait jamais à soutenir auprès du cardinal de Fleury le personnage embarrassant d’étranger, qu’il parlait à chacun son langage, qu’il mettait chacun en situation de sentir, de partager l’amusement de la conversation ! Modèle du courtisan parfait, en le voyant, on aurait pensé qu’il avait intérêt à plaire à tous; on n’aurait point soupçonné qu’il était l’homme à qui tous avaient intérêt de plaire : vir amahilis ad societatem[1]. Que dirai-je de cette égalité d’humeur si parfaite, si constante, si inaltérable? Le cardinal de Fleury ne vous fatigue ni de sa joie, ni de ses peines, ni de ses succès, ni de ses inquiétudes... Sous le tumulte et l’agitation du ministère, sa vie presque entière fut un jour sans nuages et sans tempêtes[2]. »

Ces paroles, empruntées au premier orateur chrétien de l’époque, laissent comprendre, mieux que je ne saurais le faire, quels dons les contemporains de Fleury appréciaient surtout chez ce ministre, et en quelle estime le clergé du XVIIIe siècle tenait cet esprit d’élégante sociabilité si abondamment départi à l’ancien évêque de Fréjus. Avec une intelligence politique médiocre, le cardinal de Fleury parvint donc à dominer une génération presque tout entière par une parfaite mesure dans la conduite. Son roi, sans expansion et sans confiance envers personne, s’abandonnait à lui seul avec une docilité filiale. Aussi fallut-il toute l’infatuation de deux jeunes seigneurs admis, sous l’œil toujours ouvert du ministre, à l’intimité royale, pour organiser contre le cardinal la machination ridicule à laquelle l’hilarité publique infligea son juste châtiment, lorsqu’elle l’inscrivit dans l’histoire sous le titre de conjuration des marmousets. L’éducation à laquelle avait présidé Fleury paraissait d’ailleurs avoir si bien réussi, que le plus charmant et le plus exposé des princes, marié à une femme sans beauté et déjà sans jeunesse, avait atteint l’âge de vingt-quatre ans sans avoir troublé par aucun scandale la régularité imprimée par une main octogénaire à la cour qui avait vu les désordres des deux gouvernemens précédens.

  1. Prov., c. 18.
  2. Oraison funèbre du cardinal de Fleury, prononcée le 25 mai 1743 par le père de Nerville, de la compagnie de Jésus.