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galetas, Diderot vivait à grand’peine en écrivant des traductions; d’Alembert recueillait dans le champ de la science la plus solide partie de sa gloire; Montesquieu lui-même, dont les Lettres persanes avaient vingt années auparavant signalé le brillant début, amassait encore à La Brède les matériaux de l’Esprit des Lois. La fondation de l’Encyclopédie, commencée sept ans après la mort de Fleury, donna seule au parti philosophique l’unité d’impulsion qui fit sa force et son succès; mais si le monument n’était point élevé du vivant du cardinal, tous les ouvriers étaient déjà à leur poste avec les matériaux apportés pour ainsi dire à pied d’œuvre. Rien n’indique cependant que la sagacité de ce ministre ait entrevu le danger auquel on touchait d’aussi près, et qu’il ait essayé quelques efforts ou pour prévenir ce mouvement formidable, ou pour diriger dans un sens moins périlleux l’activité d’esprit des hommes qui s’en firent les moteurs.

La poursuite persistante, quoique voilée, sous laquelle finit par succomber la société de l’entre-sol est peut-être la trace la plus sensible de l’action exercée par Fleury sur la pensée publique de son temps. On sait que cette réunion, ainsi nommée parce qu’elle avait été formée d’abord dans l’entre-sol occupé par l’abbé Alary, l’un des instituteurs du dauphin, se composait de magistrats, d’ecclésiastiques, de diplomates, auxquels s’étaient joints un petit nombre d’hommes de cour et d’hommes de lettres préoccupés du soin d’appliquer au bien-être des nations les théories des publicistes et les enseignemens de l’histoire. Ce club, ouvert sous le ministère de M. Le duc, fut la première importation britannique faite au sein d’une société qui allait en recevoir de plus dangereuses. Dans de modestes conférences hebdomadaires qui n’avaient ni les inconvéniens du secret ni ceux d’une éclatante publicité, de nobles esprits, pour échapper aux stériles distractions de la vie du monde, venaient mettre en commun les fruits de leurs études, l’analyse des journaux et des écrits périodiques de l’étranger, payés à frais communs, et les aspirations politiques auxquelles la France ne fournissait guère d’alimens, mais qu’entretenait la lecture de plus en plus répandue des débats du parlement anglais. A côté de l’abbé Alary, président de cette société d’élite, qui redoutait le bruit parce qu’elle en soupçonnait le danger, l’on remarquait M. de Pomponne, qui portait dignement un nom illustré dans les affaires et dans les lettres, l’abbé de Bragelone de l’Académie des Sciences, l’abbé de Saint-Pierre, heureux d’avoir trouvé pour accueillir ses rêves de félicité publique des collègues moins timides que ceux qui lui avaient fermé les portes de l’Académie française. À ces graves esprits s’étaient joints le comte de Plélo, l’héroïque ambassadeur qui mourut plus tard en soldat sous les murs de Dantzig; Saint-Contest, mêlé à toutes les affaires