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Vers la fin du mois d’août, les privations matérielles, s’aggravant de jour en jour, vinrent ajouter leur inutile surcroît aux désastres de ce long siège. Le sucre et le thé manquaient dès le 20 aux habitans de la résidence, le peu qui restait étant réservé aux malades et aux blessés. Le savon n’existait plus depuis longtemps ; les vêtemens étaient dans un état déplorable, et les officiers eux-mêmes faisaient leur service dans les plus étranges costumes dont on se puisse aviser. Beaucoup n’avaient plus que leur caleçon, leur chemise et des pantoufles. Un d’eux portait une chemise taillée dans une nappe. Un des civilians avait pour uniforme une sorte de jaquette fabriquée avec le drap vert dont il avait dépouillé un billard. Le tabac manquait aussi ; on le remplaçait tant bien que mal en fumant des feuilles de thé ou de goyavier. Un cigare avait fini par se vendre 3 roupies (environ 7 francs). Tout montait à l’avenant. Le 27 août, à la vente aux enchères des objets laissés par sir Henry Lawrence, on paya l’eau-de-vie sur le pied de 400 francs la douzaine de bouteilles, la bière (même quantité) 175 francs, le vin de Xérès à peu près le même prix, les jambons en boîte 180 francs pièce, une bouteille de miel 112 francs, la poudre de chasse 40 francs la livre. « Quant au sucre, s’il y en eût eu, nous dit l’officier d’état-major, on ne peut savoir à quel prix il serait arrivé[1]. » L’argent perd singulièrement de sa valeur relative dans des situations aussi exceptionnelles. « Je n’aurais jamais pensé, dit M. Rees, qu’on pût tenir les roupies en si petite estime que je les ai, et je m’émerveille seulement de ceci, c’est qu’il y ait parmi nous des gens qui leur attribuent encore un prix quelconque. »

La farine même, la farine de blé, commençait à être rare, et dès le 22 août on ne distribua plus aux non combattans, à ceux qui avaient le temps de moudre, que du maïs en nature. Des germes d’épizootie commençaient à se manifester parmi le bétail, et plus d’une fois on se vit obligé d’abattre de jeunes bœufs tenus soigneusement en réserve, pour ne pas risquer de les perdre absolument.

Le 12 août, une vieille femme était sortie de la résidence, emportant, roulée dans un tuyau de plume, une dépêche adressée au général Havelock. Vingt autres lettres, dans les quarante-cinq jours précédens, étaient parties ainsi, et restées sans réponse. Cette fois

  1. La cherté des subsistances alla toujours en augmentant. Le 12 septembre, un des civilians paya 20 roupies ou 50 francs une petite volaille qu’il achetait pour sa femme malade. Une bouteille de curaçao se vendit 16 roupies ou 40 francs, et 40 francs aussi deux livres de sucre. Les vêtemens n’étaient guère moins chers. Le 19 septembre, à la vente aux enchères des effets d’un officier récemment tué, une chemise de flanelle neuve fut poussée jusqu’à 40 roupies (100 francs) ; cinq autres, qui avaient servi, se vendirent en bloc 380 francs, etc.