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tude à la confection de son traîneau à bras. Dès que le gibier fut chargé, on le fit descendre promptement, les uns tirant, les autres poussant ou retenant, jusqu’au chalet.

Dès qu’on y fut arrivé, Christian chercha des yeux la voyante. Le rideau du lit était fermé et immobile. Était-elle encore là ? Il eût voulu revoir cette femme mystérieuse et tâcher de lui parler ; mais il n’osa pas approcher de son lit. Il lui sembla que le danneman ne le perdait pas de vue, et que toute apparence de curiosité lui eût beaucoup déplu.

La plus jeune des filles du danneman apporta de l’eau-de-vie fabriquée dans la maison, cette fameuse eau-de-vie de grains, dont plus tard Gustave III fit un monopole de l’état, créant ainsi un impôt onéreux et vexatoire qui lui fit perdre toute sa popularité, et qui de fait replongea dans la misère ce peuple qu’il avait délivré de la tyrannie des nobles. L’usage fréquent de l’eau-de-vie est-il une nécessité de ces climats rigoureux ? Christian ne le pensait pas, d’autant plus que cette boisson, fabriquée par le danneman en personne, et dont il était fier, arrachait littéralement le gosier. Le brave homme pressait son hôte d’en boire largement, ne comprenant pas qu’après avoir tué deux ours, il n’éprouvât pas le besoin de s’enivrer un peu. Christian ne pouvait pousser jusque-là l’obligeance, et bien qu’il eût souhaité être de force à griser Bœtsoï sans se griser lui-même, circonstance qui eût peut-être amené la prompte découverte du secret de la famille, il se borna à boire du thé laissé à son intention par le major, et qui lui fut servi bien chaud dans une tasse de bois très délicatement taillée et sculptée par le jeune Olof.

Le jeune homme se sentait un peu humilié d’avoir pris le plaisir princier de tuer un ours aux dépens de ses amis, car en somme cet ours appartenait au danneman, comme tout gibier appartient sans conteste à celui qui le découvre sur ses terres. On avait fait présent à Christian de sa capture, c’est-à-dire qu’on l’avait payée pour lui. Il apprit avec plaisir du danneman que ce paiement n’avait pas encore été effectué, le major et ses amis n’ayant pas prévu que la chasse serait aussi abondante, et n’ayant pas apporté l’argent nécessaire. Christian s’informa du prix.

— C’est selon, dit le danneman avec fierté ; si on me laisse la bête, comme il arrive quelquefois, ce n’est rien qu’un remerciement que je dois à celui qui m’a aidé à l’abattre ; mais sans doute, herr Christian, tu souhaites garder la peau, les pattes, la graisse et les jambons ?

— Je ne souhaite rien de tout cela, dit en riant Christian. Qu’en ferais-je, bon Dieu ? Je vous prie de garder le tout, herr Bœtsoï, et,