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grands pins fracassés s’appuyaient tout desséchés sur leurs voisins verts et debout, mais dont ils avaient brisé la tête ou les maîtresses branches par leur chute. D’énormes rochers avaient roulé sur les pentes, entraînant un monde de plantes qui s’étaient arrangées pour vivre encore, tordues et brisées, ou pour renaître sur ces débris communs. Ce cataclysme était déjà ancien de quelques années, car de jeunes bouleaux avaient poussé sur des éminences qui n’étaient que des amas de détritus et de terres entraînées. Au moindre vent, ces arbres, déjà beaux, balançaient les glaçons au bout de leurs branches légères et pendantes avec un bruit rapide et sec qui rappelait celui d’une eau courant sur les cailloux.

Ce lieu sauvage était sublime. Christian voyait, à mille pieds au-dessous de lui, l’elf ou strœm (c’est ainsi qu’on appelle tous les cours d’eau) présenter les mêmes couleurs et les mêmes ondulations que s’il n’eût pas été glacé. À cette distance, il eût été impossible à un sourd de savoir s’il ne roulait pas ses flots avec fracas, car l’œil était absolument trompé par sa teinte sombre et métallique, toute boursouflée d’énormes remous blancs comme de l’écume. Pour Christian, dont l’oreille eût pu saisir le moindre bruit montant du fond de l’abîme, l’aspect agité de ce torrent impétueux contrastait singulièrement avec son silence absolu. Rien ne ressemble à un monde mort comme un monde ainsi pétrifié par l’hiver. Aussi le moindre symptôme de vie dans ce tableau immobile, — une trace sur la neige, le vol court et furtif d’un petit oiseau, — cause-t-il une sorte d’émotion. Cette surprise est presque de l’effroi, quand c’est un élan ou un daim dont la fuite retentissante éveille brusquement les échos endormis de la solitude.

Et cependant Christian ne songeait pas plus à admirer en ce moment la nature qu’à se préparer à combattre le malin. Une pensée douloureuse et terrible avait traversé son âme. Le récit bizarre du danneman, d’abord très-obscur à cause de son langage incorrect et de ses idées superstitieuses, venait de s’éclaircir et de se résumer dans son esprit. Cette sibylle rustique qui avait été séduite par le troll du lac, cet enfant mystérieux élevé dans le chalet du danneman, et disparu à l’âge de trois ou quatre ans, ces hallucinations de mémoire que Christian avait éprouvées durant le repas, et qui n’étaient peut-être que des souvenirs tout à coup réveillés…

« Oui, se disait-il, à présent la mémoire ou l’illusion me revient. Les trois vaches perdues… il y a une vingtaine d’années, le coup de fusil qui a arrêté la quatrième… Il me semble que je l’entends, ce coup mortel, il me semble que je vois tomber la pauvre bête, et que je ressens l’impression de douleur et de regret que je