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rêves ; mais Karine a juré à notre mère et à moi qu’elle haïssait cet homme-là. Elle l’a juré sur la Bible, et nous avons dû la croire. L’enfant a été nourri dans la montagne par une daine apprivoisée, qui suivait Karine comme une chèvre. Elle demeura plus d’un an seule avec lui dans une autre maison que nous avons, bien plus haut que celle où tu es entré. Quand l’enfant a été sevré, nous l’avions reçu chez nous et nous l’aimions. Il grandissait, il parlait et il était beau ; mais un jour il est parti comme il était venu, et Karine a tant pleuré que son esprit s’est envolé pendant longtemps après lui. Il y a bien du mystère là-dessous. Ne sait-on pas qu’il y a des femmes qui mettent des enfans au monde par la parole seulement, de la même manière qu’elles les ont conçus, en respirant trop l’air que les trolls de nuit agitent sur les lacs ? Karine avait trop demeuré là-bas, et on sait bien que le lac de Waldemora est mauvais… En voilà assez là-dessus. C’est le secret de Dieu et le secret des eaux. Il ne faut pas mal penser de Karine. Elle ne travaille pas, elle ne sert à rien qui se compte et qui se voie dans une maison ; mais elle est de celles qui, par leur savoir et leurs chants, portent bonheur aux familles. Elle voit ce que les autres ne voient pas, et ce qu’elle annonce arrive d’une manière ou de l’autre. C’est assez parlé, je te dis, car nous voilà devant le fourré, et à présent il ne faut plus penser qu’au malin. Écoute-moi bien, et ensuite plus un mot, plus un seul, quand même il irait de la vie…

— Quand même il irait de la vie, dit Christian, ému et frappé du mystérieux récit du danneman, il faut que vous me parliez de cet enfant qui a été élevé chez vous. N’avait-il pas aux doigts quelque chose de particulier ?

La figure du danneman se colora, malgré le froid, d’une vive rougeur. — Je vous ai dit, reprit-il d’un ton irrité, tout ce que je voulais dire. Si c’est pour m’insulter dans l’honneur de ma famille que vous êtes venu manger mon pain et tuer mon gibier, prenez garde à vous ou renoncez à la chasse, herr Christian, car, aussi vrai que je me nomme Bœtsoï, je vous laisse seul avec le malin.

— Maître Bœtsoï, répondit Christian avec calme, cette menace m’effraie beaucoup moins que la crainte de vous affliger. Je vous permets de me laisser seul avec le malin, si bon vous semble : je tâcherai d’être plus malin que lui ; mais je vous prie de ne pas emporter de moi une mauvaise opinion. Nous reprendrons cet entretien, je l’espère, et vous comprendrez que jamais la pensée d’outrager l’honneur de votre famille n’a pu entrer dans mon esprit.

— C’est bien, reprit le danneman ; alors parlons du malin. Ou il fuira lestement avant que nous ayons gagné sa tanière, et alors tu tireras sur lui, ou il acceptera le combat et se lèvera debout. Tu