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suivrons quand vous aurez compté cent, et que vous nous ferez signe.

Toutes choses ainsi réglées, le danneman et Christian ouvrirent la marche, et chacun suivit, en observant les distances convenues. Christian s’étonnait de cet ordre de bataille dès le départ. — L’ours est-il donc si près, demanda-t-il à son guide, que l’on n’ait pas dix fois le temps de se poster à l’approche de sa tanière ?

— Le malin est très près, répondit le danneman. Jamais malin n’est venu prendre ses quartiers d’hiver si près de ma maison. Je me doutais si peu qu’il fût là, que dix fois je suis passé presque sur son trou sans pouvoir supposer que j’avais un si beau voisin.

— Il est donc beau, notre ours ?

— C’est un des plus grands que j’aie vus ; mais commençons à parler bas : il a l’ouïe fine, et avant un quart d’heure il ne perdra pas une de nos paroles.

— Vos filles n’étaient pas effrayées d’un pareil voisinage ? dit Christian en se rapprochant du danneman et en baissant la voix pour lui complaire, car ses appréhensions lui paraissaient exagérées.

À cette question, Joë Bœtsoï raidit sa grosse tête sur ses larges épaules et regarda Christian de travers. — Herr Christian, mes filles sont d’honnêtes filles, dit-il d’un ton sec.

— Est-ce que j’ai eu l’air d’en douter, herr Bœtsoï ? dit Christian étonné.

— Ne sais-tu pas, reprit le danneman en faisant un effort pour prononcer un nom qui lui répugnait, ne sais-tu pas que l’ours ne peut rien contre une vierge, et que par conséquent une honnête fille peut aller lui arracher des griffes sa chèvre ou son mouton sans rien craindre ?

— Pardon, monsieur le danneman, je ne le savais pas ; je suis étranger, et je vois qu’on apprend du nouveau tous les jours. Mais êtes-vous bien sûr que l’ours soit si respectueux envers la chasteté ? Mèneriez-vous une de vos filles avec vous en ce moment ?

— Non ! les femmes ne peuvent pas laisser leur langue en repos ; elles avertissent le gibier par leur caquet. C’est pour cela qu’il ne faut point de filles ni de femmes à la chasse.

— Et si par hasard vous voyiez l’ours poursuivre les vôtres, vous ne seriez pas effrayé ? vous ne tireriez pas dessus ?

— Je tirerais dessus pour avoir sa peau, mais je ne serais pas inquiet pour mes filles. Je te répète que je suis sûr de leur conduite.

— Mais votre sœur la sibylle, elle a sans doute été mariée ?

— Mariée ? dit le danneman en hochant la tête. — Puis il reprit avec un soupir : — Mariée ou non, Karine ne craint rien des mauvaises langues.