la moins étroite acception du mot. M. Rees, son associé, ne peut retenir quelques plaintes motivées par les pertes qui ont été pour lui le résultat de leurs affaires communes ; mais on voit en même temps qu’il n’en gardé aucun ressentiment à l’ancien officier des chasseurs d’Afrique, devenu marchand par hasard. Moins que personne effectivement, il pouvait avoir le plus léger doute sur le désintéressement et la loyauté de Deprat.
« Le nana de Cawnpore[1], nous dit-il, qui, dès longtemps avant l’explosion de la révolte, le visitait fréquemment à Lucknow, savait parfaitement que Deprat avait fait toutes les campagnes d’Algérie sous Lamoricière, Cavaignac, Changarnier, Pélissier et Canrobert. À l’instigation d’Azimoullah, son principal conseiller, qui, ayant voyagé en Europe, parlait l’anglais parfaitement et le français assez bien, il dépêcha un messager et une lettre à Deprat, lui offrant, s’il voulait le venir rejoindre, le commandement de ses troupes et une somme considérable, une vraie fortune. Peu familier avec l’hindostani, mon ami dut avoir recours à moi et me mettre dans le secret de cette proposition. Je fus par lui prié d’y répondre. — « Non, m’avait-il chargé de dire au messager ; ceci n’est pas possible pour moi. Il est maintenant trop tard : je me suis placé sous la protection des Anglais, et je ne les abandonnerai pas en de pareilles circonstances. Que puis-je d’ailleurs avoir de commun avec des gens qui assassinent des femmes et des enfans ?… Chargez-vous de ceci pour le nana et pour Azimoullah,… et maintenant partez vite !… Si vous êtes encore ici dans une demi-heure, je vous fais pendre. Prenez ces vingt roupies, et décampez ! » Je pressai Deprat de faire son rapport au commandant, et de lui livrer le misérable embaucheur, — par lequel, soit dit en passant, nous fûmes les premiers à apprendre ce qu’il appelait « la grande victoire » du nana, c’est-à-dire le massacre de Cawnpore ; mais mon ami ne voulut pas entendre parler de ceci, et comme il avait pris la précaution de m’engager d’honneur au secret, je ne pus moi-même intervenir… Au surplus, un quart d’heure après, ma dénonciation n’eût déjà plus été de mise. Le messager n’avait pas attendu le résultat de nos réflexions pour retourner à Cawnpore.
« Deprat, pendant tout le siège, se montra sous le jour le plus brillant. Il servait à la batterie Gubbins tantôt comme officier d’artillerie, tantôt comme simple rifleman, et on le vit accomplir là quelques-unes de ces témérités sans profit dont un Français et un fou peuvent seuls s’aviser : « Arrivez, arrivez ! criait-il parfois dans son mauvais jargon hindostani… Arrivez, fils poltrons de mères mises à mal !… Avez-vous donc si grand peur ?… Êtes-vous des hommes ou des femmes ? » La réplique suivait : « Oh ! je te connais bien, maudit chien d’infidèle ! Tu es Deprat le Français… Tu habites près du pont de Fer. Sois tranquille, va !… Tu n’en seras pas moins tué pour attendre… Attrape ceci !… » Et une balle sifflait à ses oreilles.
« Deprat mourut dans des souffrances atroces. L’os facial avait été mis en pièces. Il se rétablissait cependant, lorsqu’une imprudence qu’il commit
- ↑ Le fameux Nana-Sahib.