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point de se l’approprier fictivement et de se croire chez lui, dans sa propre patrie, dans sa propre famille.

Il n’est aucun de nous qui, vivement frappé de certaines situations, ne se soit trouvé plongé dans une de ces étranges rêveries où le moment présent nous apparaît simultanément double, c’est-à-dire reflété dans l’esprit comme un objet dans une glace. On s’imagine qu’on repasse par un chemin déjà parcouru, que l’on se retrouve avec des personnes déjà connues dans une autre phase de la vie, et que l’on recommence en tous points une scène du passé. Cette sorte d’hallucination de la mémoire devint si complète chez Christian, qu’il lui sembla avoir déjà entendu clairement cette langue dalécarlienne, tout à l’heure inintelligible pour lui, et qu’en écoutant machinalement la parole douce et grave du danneman, il se mit en lui-même à achever ses phrases avant lui et à y attacher un sens. Tout à coup il se leva, un peu comme un somnambule, et, raidissant sa main sur l’épaule du major : — Je comprends ! s’écria-t-il avec une émotion extrême ; c’est fort étrange,… mais je comprends ! Le danneman ne vient-il pas de dire qu’il avait douze vaches, dont trois étaient devenues si sauvages pendant l’été dernier, qu’il n’avait pu les ramener chez lui à l’automne ? qu’il les croyait perdues, et qu’il avait été obligé d’en tuer une d’un coup de fusil, pour l’empêcher de disparaître comme les autres ?

— Il a dit cela en effet, répondit le major ; seulement cette histoire ne date pas de l’été dernier. Le danneman dit qu’elle lui est arrivée il y a une vingtaine d’années.

— N’importe, reprit Christian, vous voyez que j’ai presque tout compris. Comment expliquez-vous cela, Osmund ?

— Je ne sais, mais j’en suis moins surpris que vous : c’est le résultat de votre incroyable facilité à apprendre toutes les langues, à les construire et à les expliquer en vous-même par les analogies qu’elles ont entre elles.

— Non, cela ne s’est pas fait ainsi en moi ; cela est venu comme une réminiscence.

— C’est encore possible. Vous aurez étudié dans votre enfance une foule de choses dont vous vous souvenez confusément. Voyons à présent, écoutez ce que disent les jeunes filles : le comprenez-vous ?

— Non, dit Christian, c’est fini ; le phénomène a cessé, je ne comprends plus rien.

Et il retourna à la fenêtre pour essayer de ressaisir la mystérieuse révélation en écoutant parler ses hôtes ; mais ce fut en vain. Les rêveries confuses se dissipèrent, et, malgré lui, le raisonnement, les impressions réelles reprirent leur empire habituel sur son esprit.