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étudier la flore et la zoologie : ne puis-je m’engager pour une saison comme pionnier ou chasseur dans un lieu donné, et pousser plus loin à la saison suivante, utilisant, pour vivre pauvrement, mes bras et mes jambes au profit de mon savoir, au lieu d’épuiser mon esprit à des pasquinades pour gagner plus vite une meilleure nourriture et des habits plus fins ? Ne suis-je pas de force à travailler matériellement pour laisser mon intelligence libre et humblement féconde ? J’ai beaucoup pensé à la vie de votre grand Linnée, qui est le résumé de la plupart de celle des savans au temps où nous sommes. C’est toujours le pain qui leur a manqué, c’est l’absence de ressources qui a failli étouffer leur développement et laisser leurs travaux ignorés ou inachevés. Je les vois tous, dans leur jeunesse, errans comme moi et inquiets du lendemain, ne trouver leur planche de salut que dans le hasard, qui leur fait rencontrer d’intelligens protecteurs. Encore sont-ils forcés, après avoir refermé leur main sur un bienfait, chose amère, d’interrompre souvent leur tâche pour occuper de petites fonctions qui leur sont accordées comme une grâce, qui leur prennent un temps précieux, et qui entravent ou retardent leurs découvertes. Eh bien ! que ne faisaient-ils ce que je veux, ce que je vais faire : mettre un marteau ou un pic sur l’épaule pour s’en aller creuser la roche ou défricher la terre ? Qu’ai-je besoin de livres et d’encriers ? Qui me presse de faire savoir au monde savant que j’existe avant d’avoir quelque chose de neuf et de véritablement intéressant à lui dire ? J’en sais assez maintenant pour commencer à apprendre, c’est-à-dire pour observer et pour étudier la nature sur elle-même. Ne voit-on pas des secrets sublimes découverts au sein des forces naturelles par de pauvres manœuvres illettrés en qui Dieu avait enfoui, comme une étincelle sacrée, le génie de l’observation ? Et croyez-vous, major Larrson, qu’un homme passionné, comme je le suis, pour la nature manquera de zèle et d’attention parce qu’il mangera du pain noir et couchera sur un lit de paille ? Ne pourra-t-il, en observant la construction des roches ou la composition des terrains, susciter une idée féconde pour l’exploitation,… tenez, de ces porphyres qui nous environnent, ou de ces champs incultes que nous traversons ? Je suis sûr qu’il y a partout des sources de richesse que l’homme trouvera peu à peu. Être utile à tous, voilà l’idéal glorieux de l’artisan, cher Osmund ; être agréable aux riches, voilà le puéril destin de l’artiste, auquel je me soustrais avec joie.

— Quoi ! dit le major étonné, est-ce sérieusement, Christian, que vous voulez renoncer aux arts agréables, où vous excellez, aux douceurs de la vie, que les ressources de votre esprit peuvent conquérir, aux charmes du monde, où il ne tiendrait qu’à vous de reparaître