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faire de vouloir bien m’associer à ce plaisir intime ; mais expliquez-moi comment vous avez la liberté d’aller tuer le gibier du baron avant lui. Je l’aurais cru plus jaloux de ses prérogatives de chasseur ou de ses droits de propriétaire.

— Aussi n’est-ce pas son gibier que nous allons essayer de tuer. Ses propriétés sont considérables, mais tout le pays n’est pas à lui, Dieu merci. Voyez ces belles montagnes qui se dressent devant vous ! C’est la frontière norvégienne, et, sur les premières assises de ces gigantesques remparts, nous allons trouver un groupe que l’on appelle le Blaakdal. Là vivent quelques paysans libres et propriétaires au sein des déserts sublimes, et quelquefois au sein des nuages, car les cimes ne sont pas souvent nettes et claires comme aujourd’hui. Eh bien ! c’est à un de ces dannemans (on les appelle ainsi) que mes amis et moi avons acheté l’ours dont il a découvert la retraite. Ce danneman, qui est un homme intéressant pour ses connaissances dans la partie, demeure dans un site magnifique et assez difficile à atteindre en voiture ; mais, avec l’aide de Dieu et de ces bons petits chevaux de montagne, nous en viendrons à bout. Nous déjeunerons chez lui, après quoi il nous servira lui-même de guide auprès de monseigneur l’ours, qui, n’étant pas traqué d’avance par des bavards et des étourdis, nous attendra sans méfiance et nous recevra… selon son humeur du moment. Mais voyez, Christian, voyez quel beau spectacle ! Aviez-vous déjà vu ce phénomène ?

— Non, pas encore, s’écria Christian transporté de joie, et je suis content de le voir avec vous. C’est un phénomène que je ne connaissais que de réputation, une parhélie magnifique !

En effet cinq soleils se levaient à l’horizon. Le vrai, le puissant astre était accompagné à droite et à gauche, au-dessus et au-dessous de son disque rayonnant, de quatre images lumineuses moins vives, moins rondes, mais entourées d’auréoles irisées d’une beauté merveilleuse. Comme nos chasseurs marchaient dans le sens opposé, ils s’arrêtèrent quelques instans pour jouir de cet effet d’optique qui a beaucoup de rapport avec l’arc en ciel quant à ses causes présumées, mais qui ne se produit guère en Europe que dans les pays du Nord.

On suivit d’abord une belle route, puis cette même route devenue un chemin étroit et inégal à travers les terres, puis ce chemin devenu sentier, puis le terrain inculte et raboteux n’offrant plus que de faibles traces frayées dans la neige des collines. Enfin Larrson, qui connaissait parfaitement le pays et les ressources du traîneau qu’il conduisait, se lança dans des aspérités effrayantes au flanc des montagnes, côtoyant des précipices, glissant à fond de train dans des ravines presque à pic, franchissant des fossés au saut de son cheval,