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— Pas tout à fait, répondit Christian en riant ; mais je vois ici la cause du mépris de mon oncle pour le métier d’avocat. Il peut soutenir et faire accepter les plus énormes mensonges.

— Taisez-vous, mon neveu, vous n’avez pas la parole ! Je dis que… Mais tu n’es qu’un ingrat, Christian ! Tu n’es pas avocat, et tu te plains ! Tu peux chercher la vérité générale sous toutes les fictions possibles, et tu te lasses de la faire aimer aux hommes ! Tu as de l’esprit, du cœur, de l’instruction, du savoir-vivre, et tu te qualifies de saltimbanque pour rabaisser ton œuvre et l’abandonner peut-être ! Voyons, malheureux, est-ce là ton idée ?

— Oui, c’est ma résolution, répondit Christian, j’en ai assez. J’ai cru que je pourrais aller plus longtemps, mais l’incognito prolongé me fatigue comme une puérilité indigne d’un homme sérieux. Il faut que je trouve le moyen de voyager sans mendier. J’ai bien cherché déjà. C’est un grand problème à résoudre pour qui n’a rien. L’homme qui se fixe trouve toujours du travail ; celui qui veut marcher est bien embarrassé aujourd’hui. Dans l’antiquité, monsieur Goefle, voyager signifiait conquérir la terre au profit de l’intelligence humaine. Les hommes le sentaient, c’était une auguste mission, l’initiation des âmes d’élite. Aussi le voyageur était-il un être sacré pour les populations qui saluaient son arrivée avec respect et qui venaient chercher auprès de lui des nouvelles de l’humanité. Aujourd’hui, si le voyageur n’est pas quelque peu riche, il faut qu’il se fasse mendiant, voleur ou histrion…

— Histrion ! s’écria M. Goefle ; pourquoi ce terme de mépris ? L’histrion, que j’appellerai, moi, du nom de fabulateur, parce que c’est l’interprète de l’œuvre d’imagination (fabula), a pour but de détourner l’homme du positif de la vie, et, comme la majorité de notre sotte espèce est prosaïque et brutalement attachée aux intérêts matériels, les Cassandres qui gouvernent l’opinion repoussent les poètes et leurs organes. S’ils l’osaient, ils repousseraient encore bien plus les prédicateurs, qui leur parlent du ciel, et la religion, qui est une guerre aux passions étroites, une doctrine d’idéalisme ; mais on ne se révolte pas contre l’idéalisme présenté comme une vérité révélée. On n’ose pas. On le repousse quand il vient vous dire naïvement : « Je vais vous prouver le beau et le bien par des symboles et des fables. »

— Et pourtant, dit Christian, les livres sacrés sont remplis d’apologues. C’est la prédication des âges de foi et de simplicité. Tenez, monsieur Goefle, la cause du préjugé n’est pas précisément où vous la cherchez, ou du moins elle n’y est que par la déduction d’un fait que je vais vous signaler. Le comédien n’a pas de liens réels avec le reste de la société. Il ne rend pas de services effectifs